Introduction
Au cœur de la pandémie de coronavirus qui a commencée à se propager sur toute la planète en janvier 2020, l'humanité a éprouvé un sentiment de perte : une perte de sens, de liberté et d'interaction physique et sociale. Cette expérience contient néanmoins un grand potentiel car elle peut devenir le point de départ d'un changement radical de notre vision du monde. Dans ce chapitre, nous allons explorer l’éconarration en tant que chemin de transformation de nos relations aux écosystèmes vivants dans le contexte de la crise sanitaire globale à l'ère de l'Anthropocène.
Nous allons tout d’abord définir le cadre théorique de l’action Econarrative[1] soutenue par la MSH-SUD (Maison des Sciences de l’Homme) de Montpellier, qui a permis aux enseignants et aux chercheurs de plusieurs pays de proposer aux étudiants et aux élèves des ateliers d’écriture en lien avec l’écologie et la crise sanitaire. A l’issue de ces ateliers, une recherche qualitative a été conduite sur l’impact de ces narrations sur les participants à partir d’une vision transformative et énactive de la pédagogie (voir à ce propos Thompson, Rosch et Varela, [1991]1993 et Taylor, 2012).
Plus spécifiquement, nous examinerons les thèmes et les différentes perspectives de sens qui ont émergé des récits produits par les étudiants de l'Université Paul-Valéry de Montpellier, au cours de l’année universitaire 2021-2022 ainsi que les préconisations pour une pédagogie active et collaborative qui associe la dimension émotionnelle, cognitive et transformative dans les apprentissages.
L’ère de la pandémie : un rite de passage planétaire
Avec l'apparition de la pandémie de Covid-19 en janvier 2020, nous sommes entrés dans une nouvelle ère de risque pandémique élevé, qui a engendré une nouvelle façon d'être au monde. Les scientifiques, qui étudiaient depuis des années les multiples causes du changement climatique, ont lancé le signal d'alerte. Peter Daszak (2020), président de l'EcoHealth Alliance et président de l'IPBES, a déclaré :
« Il n'y a pas de grand mystère sur la cause de la pandémie de COVID-19 - ou de toute autre pandémie moderne, les mêmes activités humaines qui entraînent le changement climatique et la perte de biodiversité entraînent également le risque de pandémie par leurs impacts sur notre environnement. Les changements dans la façon dont nous utilisons les terres, l'expansion et l'intensification de l'agriculture, ainsi que le commerce, la production et la consommation non durables perturbent la nature et multiplient les contacts entre la faune sauvage, le bétail, les agents pathogènes et les humains. C'est la voie vers les pandémies. » (IPBES 2020, voir également Daszak, 2020).
L’humanité a vécu un rite de passage mondial dont nous avons pu faire l'expérience dans notre vie quotidienne (Joan Halifax, 2021). L'ethnologue Arnold Van Gennep (1909) a identifié trois phases dans les rites de passage : separation / seuil / reintegration ; en effet, pendant la pandémie, nous avons vécu l'isolement, qui correspond à la première étape du rite de passage ; nous avons été contraints de nous isoler afin de freiner la propagation de l'épidémie. Les enseignements - ainsi que de nombreuses autres activités - se sont déroulés en ligne, nous coupant de nos relations physiques avec les autres. Nous avons principalement communiqué par le biais des plateformes de visioconférence, cependant, ces formes d’interaction ne pouvaient pas remplacer totalement la qualité de la communication directe entre les personnes.
Pendant la pandémie, beaucoup d'entre nous ont vécu des pertes et des deuils : la perte d'un être cher, ou la perte d'un travail rémunéré engendrée par la crise et le confinement. Ce sont des événements douloureux qui, dans de nombreux cas, entraînent une perte de sens, une instabilité et une peur de l'avenir. L'absence de contact direct avec les autres et la transformation rapide des relations sociales ont eu un impact significatif sur notre écologie intérieure : les recherches montrent une augmentation de la fragilité psychique et une augmentation du taux de suicide et des tentatives de suicide (Gunnell et al., 2020).
De plus, nous avons pu expérimenter la deuxième étape du rite de passage : le seuil. Les personnes ont vécu la fin du confinement sans certitude de retrouver une « vie normale », car la propagation de la pandémie est encore présente dans le monde.
Nous sommes dans une situation d'incertitude globale : c'est une condition qui s’oppose radicalement à la volonté de contrôle sur l'ensemble des écosystèmes, attitude qui caractérise la vision capitaliste et ultralibérale à l'ère de l'Anthropocène. Le stade du seuil correspond néanmoins à la désillusion, et il peut être le moteur d'une nouvelle compréhension plus profonde : nous réalisons que nous ne sommes pas les maîtres du monde, car nous vivons en étroite relation avec tous les êtres vivants. Par conséquent, la disparition d'une espèce a un impact important sur l’ensemble de l’écosystème naturel.
Avec les étudiants, nous avons pu réfléchir à l'action d'un minuscule virus qui a mis la planète entière en alerte : c'est un enseignement profond pour nous sur l'interdépendance dans la trame du vivant ainsi que dans nos sociétés mondialisées, un thème central qui a été abordé au sein de nos ateliers d’éconarration.
À l'heure où nous écrivons ces lignes, janvier 2023, le coronavirus a fait près de 6,7 millions de morts dans le monde et, ce qui est encore plus difficile à supporter, de nombreuses personnes sont décédées sans dire au revoir à leurs proches. Cependant, la compréhension profonde de l'inter-être (inter-being) qui découle de cette situation extrêmement traumatisante pour l'humanité, est capable de transformer notre relation au monde-plus-qu'humain. Selon David Abram :
« En ce moment, la communauté terrestre de la vie - le collectif plus qu'humain - a la possibilité de reprendre son souffle sans le poids de notre industrie incessante sur sa poitrine. Le terrifiant cauchemar qui a traversé la société humaine ces dernières semaines a forcé les engrenages de la mégamachine (tout le tourbillon complexe du commerce, tout ce “progress” qui s'accélère sans cesse) à s'arrêter - et donc, comme vous l'avez probablement remarqué, la terre elle-même s'agite et commence à étirer ses membres, des organes sensoriels oubliés depuis longtemps commencent à savourer l'air et à goûter l'eau, les herbes et les épines boivent le ciel sans l’injection intermédiaire d'une brume chimique. » (Abram, 2020)
La pause dans les activités humaines, le silence généré par l'arrêt du trafic ou le ralentissement des machines, ont favorisé l'émergence d’un autre type d'attention envers le non-humain. Grâce à ces circonstances, nous avons eu la possibilité de mieux contempler les êtres non humains et, en retour, ces êtres ont pu nous observer. A l'ère de l'Anthropocène, nous avons besoin d’une écologie de la connaissance qui puisse nous conduire à changer notre regard et à élargir les frontières de notre attention (Biancofiore, 2020 et Biancofiore et Barniaudy, 2024). Lorsque nous prenons profondément conscience des liens vitaux entre les humains et les autres espèces, entre les humains et les écosystèmes dont ils font partie, nous comprenons que la survie de l'humanité dépend de la nature de ses relations avec le monde vivant dans le cadre d’une ontologie relationnelle, non dualiste (Escobar, 2018).
Comme nous le rappelle Gregory Bateson (1972), nous ne pouvons pas considérer la survie d'une espèce individuellement, mais toujours dans le contexte de son propre écosystème, autrement, l'espèce qui veut survivre au détriment des autres espèces, est inévitablement vouée à disparaître.
Dans son livre Manières d'être vivant, Baptiste Morizot (2020) souligne le rôle fondamental des interdépendances: lorsque nous explorons leur fonctionnement, nous comprenons de quoi nous sommes faits ; nous sommes intimement formés par nos interdépendances, et si nous regardons profondément, nous pouvons percevoir, à travers l'histoire de l'évolution, le lien qui nous relie à une éponge et à d’innombrables êtres vivants. De même, lorsque nous observons le rôle des virus dans le développement de l'ADN des mammifères, la pandémie de COVID-19 n’est plus perçue par nous comme un mauvais film de science-fiction, mais plutôt comme un événement notable dans l’histoire de notre évolution en tant qu’espèce connectée à d'autres espèces (Barthélémy, 2012). La pandémie nous rappelle notre propre vulnérabilité, en opposition à l'idée de contrôle et de toute-puissance qui a hanté la pensée occidentale pendant des siècles.
Dans la course folle à l'exploitation de la Terre, le coronavirus nous invite à nous rappeler que nous sommes l'espèce la plus répandue sur la planète, et que nous sommes donc de plus en plus exposés aux épidémies et aux pandémies, ayant, entre autres, la fonction de rééquilibrer les relations entre espèces au sein des écosystèmes vivants (Courchamp, 2020).
Par ailleurs, comprendre en profondeur les liens d'interdépendance, c'est prendre conscience que nous ne sommes pas seuls sur Terre et qu'il est urgent de faire entrer dans le champ de notre attention d’autres espèces, des aliens familiers qui sont en quelque sorte nos parents à travers l’histoire complexe de l'évolution. Élargir les cercles du care, déplacer les lignes du souci et comprendre dans le terme « care » la dimension éthique que Socrate lui donne : Epimeleia heautou, le soin de soi pour le philosophe n'implique pas une posture égoïste puisque, quand on prend soin de soi, on prend soin des autres, des institutions et de la planète. Prendre soin de soi implique de prendre soin de toutes les espèces et propriétés communautaires d'importance écologique (Ecologically Significant Species and Community Properties ESSCP) qui nous permettent de vivre. En un sens, nous pouvons percevoir dans cette action écologique une préoccupation politique puisque nous pouvons certainement affirmer qu’en prenant soin de nous et des écosystèmes, nous prenons également soin de la cité (la communauté des citoyens et le corps politique, voir Mortari, 2021).
L'éthique du souci du Soi a été largement développée par Michel Foucault qui ne la considère pas à partir d’une perspective individualiste ; au contraire, elle constitue le point de départ d'un travail sur le Soi, le premier pas qui ouvre le chemin de la transformation. Le travail sur soi, et en particulier à travers l’éconarration, apparaît nécessaire pour toucher la vérité, qui n'est pas une vérité abstraite limitée à la connaissance pure, il s'agit plutôt d'une vérité qui amène le sujet vers un savoir être au sein de la cité et des écosystèmes vivants.
Aujourd'hui, à l'ère du changement climatique et de l’érosion de la biodiversité, une nouvelle pensée émerge, un nouveau récit qui ne vient pas de nulle part : la trame de cette éconarration s'est progressivement tissée au fil des siècles de notre coévolution, c'est le poème choral inter-spécifique célébrant une nouvelle alliance entre humains et non-humains, dans une perspective non-dualiste.
Les oppositions dualistes ont apporté de multiples malentendus et de grandes souffrances dans le contexte de notre relation au vivant : vie/mort, humain / non-humain, animé / inanimé, humain / animal... Une pensée écologique profonde (deep ecology, voir Naess, 2017) ne peut se fonder sur des oppositions radicales provenant d'une vision dualiste et mécaniste de la réalité : en effet, d'un point de vue écologique, la mort ne peut plus être considérée comme le contraire de la vie pour la simple raison qu'elle a toujours joué un rôle important dans les relations dynamiques d'interdépendance. La mort est la sculpture du vivant, comme l'a affirmé Jean Claude Ameisen (2018) : sa vision est profondément écologique car elle intègre le rôle de la mort dans la vie des espèces, y compris l’espèce humaine. Par consequent, aujourd’hui, nous pouvons abandonner une vision existentialiste fondée sur la philosophie de l'absurde (voir notamment les écrits d’Albert Camus) qui considère l'univers comme chaotique et dénué de sens ; en réalité, la mort donne du sens à nos vies au sein de l’histoire de l’évolution car nous sommes littéralement « faits » de tous ces êtres qui ont vécu avant nous.
D'autre part, d'un point de vue écologique, nous ne pouvons plus nous considérer comme « jetés dans le monde » (« geworfen », voir Heidegger, 1996), car nous sommes capables de reconnaître le rôle significatif de toutes les relations d’interdépendance qui nous permettent d'être vivants, et nous réalisons alors que nous sommes entièrement enracinés dans la toile de la Vie.
Lorsque les humains ont séparé la matière animée de l'inanimée (voir en particulier la pensée de Descartes à ce sujet), ils se sont séparés de la trame de la vie et ont commencé à considérer la Terre comme un réservoir de matières premières utilisables à volonté. Cependant, si nous situons l’humain dans le contexte des écosystèmes, cette nouvelle vision fondée sur l’écologie profonde nous permet désormais d’élargir les frontières du souci.
Source : Angela Biancofiore. Care et éducation : pour une transformation de l’esprit. Notos 5/2020.
Dans cette perspective, nous sommes en mesure de prolonger et d'actualiser la pensée d'Emmanuel Levinas, qui désignait l’altérité comme le visage qui nous appelle, la présence d'autrui dans notre propre peau ; ainsi, nous pouvons élargir l'idée d'altérité et y inclure les êtres incommensurables qui peuplent la biosphère. Animaux, montagnes, lacs, océans, rivières : leur présence nous concerne car ils participent à notre « espace éco-mental » (cf. Bateson, 1972). Il est illusoire d'imaginer que nous pouvons nous sentir bien si nous polluons une rivière ou si nous détruisons une montagne : en réalité, nos idées de domination et d'exploitation des écosystèmes ont un impact direct sur l'environnement et sur notre propre bien-être.
En d'autres termes, il existe une écologie des idées aussi bien qu’une écologie des écosystèmes, une écologie intérieure qui n'est pas moins importante que l'écologie extérieure, car l'impact des idées, des sentiments et des émotions est tangible dans le processus de transformation de la planète : le désenchantement de la nature initié par Descartes a conduit à la légitimation de la violence structurelle de nos relations avec le vivant. Désormais, il est temps de faire la paix avec la Terre, en reconnaissant le rôle significatif joué par tous les êtres dans la toile de la vie ; cependant, rétablir une relation pacifique avec la Terre signifie faire la paix avec nous-mêmes et avec les autres, en accueillant et en identifiant nos propres émotions, pensées et sentiments. En d’autres termes, une personne dominée par la peur ou la colère sera moins respectueuse de l’ensemble de l'écosystème (voir Egger, 2020).
Aujourd'hui, nous pouvons sortir d'une relation malsaine avec le vivant, fondée sur des rapports d’exploitation et sur l'extractivisme : c’est le premier pas sur le chemin qui nous conduit vers une trame de « liens diplomatiques » entre les espèces (Morizot, 2020), fondée sur le soin de soi et des autres : à travers cette approche, nous pouvons finalement reconnaître les multiples manières d'être vivant.
Les étudiants dans leur récits ont fait observer qu’avec le ralentissement des activités humaines pendant la pandémie, un espace s’est ouvert à nous qui nous a permis de regarder le vivant d'un autre point de vue : le silence, la cessation des activités ont été nécessaires à l'émergence d'une perception renouvelée ; beaucoup de personnes ont écouté pour la première fois le chant des oiseaux, de nombreux animaux sauvages (des cerfs, des renards, des sangliers …) sont apparus dans des quartiers urbains vidés de toute activité humaine. Les animaux aussi ont remarqué quelque chose de totalement nouveau, un nouveau silence, un étrange ralentissement : pendant les confinements et les couvre-feux, nous avons eu l'occasion de nous familiariser avec les langages non humains ; en effet, en observant les animaux avec respect et discrétion, nous pouvons apprendre qu’ils sont eux aussi capables d'empathie (Darwin, [1872] 2012).
Les récits de la pandémie : faire émerger une autre vision du vivant
Au cours des ateliers d’éconarration, nous avons proposé aux étudiants un corpus de textes littéraires, films, articles scientifiques, vidéos qui révèlent une autre vision de notre système Terre. En effet, en examinant en profondeur cette période de souffrance et de maladie mondiale nous pouvons constater qu’elle a engendré un vaste trauma collectif que nous avons du mal à appréhender dans sa complexité; cependant, nous pouvons percevoir l'émergence de quelque chose de nouveau, un espace qui inaugure la possibilité d'opérer un changement dans notre comportement, dans notre manière de voir le monde. Selon l'écrivain italien Erri De Luca : « Malgré le nombre de deuils, l’hécatombe dans les maisons de retraite, je crois qu’on se souviendra de cette période comme d'une période féconde, une période d'ensemencement […] [Cette pandémie] n’est que la première, elle inaugure une nouvelle ère, ce n'est pas un accident de parcours. Je pense n'être ni optimiste ni pessimiste. Je ne fais que constater le present ». (De Luca, 2020b).
Dans un autre article, l'écrivain italien perçoit une sorte de punition, rappelant les lois du contrappasso (semblable à la condamnation des âmes dans l’Enfer de Dante), à travers une action ressemblant ou contrastant avec le péché (De Luca, 2020a) : en effet, les personnes touchées par le Covid-19 ont besoin d'oxygène, et, de la même manière, l'écosystème vivant étouffe à cause de la pression des activités humaines. Cependant, la pandémie a perturbé ces activités car les gouvernements ont introduit des restrictions et des ralentissements : un temps d'arrêt relativement court du système de production a rapidement généré divers signes de récupération dans l'ensemble des écosystèmes vivants. « Le samedi appartient à la Terre », selon les Saintes Écritures, nous rappelle De Luca. Cet ordre a été ignoré, et la Terre a donc été privée de son temps de repos. C’est pourquoi nous pouvons affirmer que la pandémie a été une période de trêve pour nos écosystèmes, une invitation ouverte à faire la paix avec la Terre.
Pour l'écrivain italien, la beauté de la nature n'est pas un simple paysage. Il s'agit plutôt d'un état d'équilibre temporaire entre de formidables énergies telles que les éruptions, les tremblements de terre, les ouragans, les incendies ... et les pandémies. Dans cette période difficile, nous avons pu percevoir un renversement étonnant : pour la première fois, l'économie, toujours considérée au premier rang, a été remplacée par la santé publique, qui a été perçue comme une question de première importance pour de nombreux pays du monde.
Souvent, les questions de santé publique n'occupent pas une place prioritaire : si l'on prend en compte la pollution produite par la diffusion de l’amiante par les travaux dans la vallée de Suse (Italie), ou la grave pollution de la ville de Tarente générée depuis plusieurs décennies par l’industrie sidérurgique, la santé publique a toujours été abordée comme une question secondaire. Si les massacres causés par la destruction de l'environnement sont considérés en général comme des dommages collatéraux d'activités légitimes, l’écrivain napolitain pense qu’il s'agit plutôt de « crimes de guerre commis en temps de paix » (De Luca, 2020a).
La pandémie, avec son ralentissement des relations et des activités sociales, nous a obligés à regarder à l'intérieur de nous-mêmes afin de prendre soin de nous. L'espace éco-mental, selon les mots de Bateson, joue un rôle majeur, car nos idées et nos valeurs ont un impact significatif sur les écosystèmes vivants :
« Lorsque vous réduisez votre épistémologie et agissez sur la base de la prémisse “Ce qui m'intéresse, c’est moi, ou mon organisation, ou mon espèce”, vous supprimez la prise en compte des autres boucles de la structure en boucle. Vous décidez que vous voulez vous débarrasser des sous-produits de la vie humaine et que le lac Érié sera un bon endroit où les mettre. Vous oubliez que le système éco-mental appelé lac Érié fait partie de votre système éco-mental plus large - et que si le lac Érié devient fou, sa folie est incorporée dans le système plus large de votre pensée et de votre expérience. » (Bateson, 1972, p. 489-490)
Aujourd’hui nous sommes pleinement conscients, grâce à notre expérience de la crise climatique et de l’érosion de la biodiversité au niveau planétaire, qu’une espèce qui détruit son propre environnement se détruit elle-même, selon la pensée critique de Gregory Bateson (1972).
Travailler sur nous-mêmes, changer de regard sur le monde : la pratique de l’éconarration
En janvier 2021, nous avons proposé aux étudiants de troisième année de la licence en études italiennes (LEA et LLCER) un atelier d'écriture sur les relations entre pandémie et écologie dans le cadre du projet international ECONARRATIVE. En un sens, nous voulions les encourager à s'exprimer en langue italienne sur leur expérience du confinement et du couvre-feu, dans le cadre d'un cours hybride, avec des cours en présentiel et à distance. C'était une façon de travailler sur nous-mêmes au sein d’une communauté apprenante, de créer du lien après des mois de confinement et d’enseignement à distance, tout en créant un espace propice à l’émergence d’un nouveau regard.
Comment initier un atelier d’éconarration capable de transformer notre regard sur le monde?
|
Avec une enseignante stagiaire, Soukhaina, nous avons proposé aux étudiants différents types de documents : des vidéos et des textes sur le lien entre la pandémie et la crise écologique, une sélection d'articles d'écrivains, de journalistes et de scientifiques qui réfléchissent à la manière dont les humains et les non-humains vivent la pandémie de COVID-19. Parmi les auteurs choisis : Erri De Luca, Paolo Di Paolo, Franco Arminio, Mariangela Gualtieri, Massimo Recalcati, Mauro Corona et Giovanni Gugg. Les textes que nous avons lus pendant l'atelier ont eu un impact significatif sur les récits produits par les étudiants car la lecture a créé une atmosphère particulière au sein de l’atelier et a favorisé la focalisation de l'attention collective sur une question principale à chaque séance ; pour changer le point de vue du narrateur, nous avons également proposé le film Le grain de sable dans la machine d'Alain de Halleux (2020). Une fois que les élèves ont regardé le film, Soukhaina (l'enseignante stagiaire) leur a demandé d'écrire comme s'ils étaient eux-mêmes le coronavirus envoyant un message aux humains !
Immédiatement après avoir visionné une vidéo ou après la lecture collective d'un texte, les étudiants étaient invités à écrire leur vision de la pandémie en résonance avec les documents proposés ; il y avait, en même temps, des étudiants à distance et des étudiants en présence, car certains étaient malades du Covid et il pouvait y avoir des « cas contact »; ensuite, les participants ont lu à haute voix leurs textes qui étaient brièvement commentés sans souligner les éventuelles erreurs de langue afin d’éviter un climat d'autocensure. Pour cette raison, nous avons préféré envoyer les corrections aux étudiants par e-mail.
Les textes produits pendant l'atelier ont été publiés par les étudiants dans un blog dédié que nous avions créé sur la plateforme Moodle (à l’aide de l'outil « glossaire ») et par la suite nous les avons réunis dans un ebook intitulé Il respiro della terra[2]. De cette façon, chaque étudiant pouvait publier son propre texte et lire ceux des autres. Cette activité s'est avérée très efficace car elle a engendré une résonance, élément clé dans le cadre de notre atelier ; en effet, le partage des narrations a aidé les étudiants à ne plus se sentir seuls face à la pandémie et aux changements qu'elle a entraînés.
Les étudiants ont lu l’article de l’écrivain italien Paolo Di Paolo (2020) dans lequel il fait observer que, pendant la pandémie, de nombreuses personnes dans le monde entier étaient en train d'écrire le roman mondial de l'humanité à l’épreuve du XXIiéme siècle. Dans leurs écrits, les étudiants se sont concentrés sur le passé (l'annonce de la pandémie et le premier confinement), le présent (l'enseignement à distance, la situation en France et dans le reste du monde, leur situation personnelle et les changements) et l'avenir (les perspectives de formation, leur emploi, leurs relations et la situation de la planète dans son ensemble).
Les réflexions étaient orientées sur différentes thématiques telles que l’amitié, la liberté, l’interdépendance, la souffrance, la définition de la santé, le point de vue des animaux ; par ailleurs, pendant les ateliers les étudiants étaient invités à s’exprimer à différents niveaux : la vie personnelle, la famille et les amis, la situation du pays, la vie de la planète entière. Trois dimensions différentes ont ainsi pu être envisagées : l'individu, le groupe et le système.
|
Passé |
Présent |
Futur |
Individu |
Souvenirs de la vie d’avant, Possibilité de faire la fête Participation à des événements culturels, Regrets |
Isolement, solitude, stress, crise d’angoisse, manque de relations, manque de culture, perte de sens, perte d’orientation dans les études, perte de motivation |
Changement de regard, réorientation Transformation de soi, recherche de nouvelles valeurs pour être bien |
Groupe |
Relations avec les proches, avec les autres étudiants, Vision de la société, la ‘normalité’
|
Manque de contact avec les professeurs, absence de moments festifs et de partage, contraintes liées au confinement et au couvre-feu, Sentiment de colère contre ceux qui ont pollué la planète, Opposition entre les générations Appréciation nouvelle de ce qui était ‘normal’ avant la crise sanitaire |
Imaginer d’autres modèles de fonctionnement à l’échelle de la société, Moins d’exploitation, plus de solidarité, Bien vivre ensemble, Engagement dans un travail qui donne du sens |
Système |
Considérations sur l’état de la planète, la perte de la biodiversité, Destruction des écosystèmes
|
Crise économique mondiale, sanitaire, écologique, rupture de l’équilibre systémique |
Défense de la biodiversité, Volonté d’établir d’autres relations avec les animaux, les plantes, plus respectueuses des écosystèmes vivants
|
En analysant les textes produits au cours des ateliers, au sein des questions évoquées par les étudiants, nous avons pu distinguer trois tendances principales qui mettent en évidence la manière dont ils ont vécu la pandémie et le confinement :
1. Prendre soin de soi : reconnaître sa propre souffrance et sa vulnérabilité, les difficultés de l'isolement, après le moment initial de sidération ;
2. L'émergence de nouvelles perspectives : un changement de point de vue, ou une remise en question qui survient dans les moments d'incertitude et de perte de repères. Une nouvelle compréhension élargit les frontières de l’attention : la compréhension de l'inter-être ;
3. Le changement d'habitudes et de postures comportant deux tendances principales :
a) La construction d'une qualité de la présence à soi, aux autres, à l'environnement qui passe par l’ouverture, la résilience, l’épanouissement, et favorise l'empathie et la compassion pour soi et pour les autres ;
b) Le basculement dans l'enfermement sur soi, les addictions (plus spécifiquement, le trouble de dépendance à l’usage du web ou Internet Addiction Disorder, IAD), la dépression, le repli sur soi, la frustration, la maladie physique ou les troubles du sommeil.
Différents types de réactions face à la pandémie ont pu être observés parmi les étudiants ayant participé à l'atelier : l'annonce du confinement par le président Macron le 12 mars 2020 est restée gravée dans leur mémoire. Ce discours officiel a provoqué différentes reactions : beaucoup d'étudiants se sont sentis soulagés car ils ont pu prendre du temps pour eux, d'autres ont vu l'effondrement de leur vie sociale et n’ont pas pu supporter la solitude. La différence de réactions était généralement déterminée par la nature des relations avec la famille : lorsque les parents pouvaient offrir un lieu de refuge (la maison familiale), le confinement a été une expérience moins difficile ; les étudiants qui ont décidé de vivre seuls pendant le confinement ont fait l'expérience de la solitude et, dans certains cas, la perte du contact physique avec les amis a généré une véritable souffrance psychique.
De nombreux étudiants ont exprimé dans leurs textes la difficulté de faire face à l'isolement social : « l'être humain est un animal social », a écrit Maëli, citant Aristote. Cependant, dans certains cas, l'isolement a porté ses fruits : Nordine, qui a vécu en isolement durant 55 jours dans sa petite chambre, a développé un regard tourné vers l'intérieur ; par conséquent, la souffrance a fait jaillir en lui une nouvelle vocation :
« C’est aussi une pensée pour les professeurs qui ont perçu et écouté les émotions des étudiants, des professeurs avec qui nous avons partagé la classe et qui sont devenus une source de motivation pour nous. Il y a, par exemple, des enseignantes avec qui nous avons échangé des e-mails, qui commençaient toujours l'e-mail en écrivant des phrases si pleines de gentillesse qu'elles nous rappelaient que le métier d’enseignant est un métier sacré et elles ont réussi à nous insuffler la force dont nous avions besoin, un grand merci leur est adressé. »
En effet, le sentiment de sollicitude dont certains enseignants ont fait preuve à l'égard de leurs étudiants pendant le confinement a été une source de motivation : Nordine a pu trouver un emploi et il est devenu animateur pour enfants dans une école primaire de Montpellier. Paradoxalement, après une première période de profonde souffrance, la pandémie et le confinement ont représenté pour lui une source d'épanouissement renforçant sa réflexion sur lui-même et favorisant la motivation à agir. En ce sens, grâce à l'atelier éconarratif, nous avons découvert que pour certains, la pandémie a été une véritable source d’empowerment, une mise en capacité d’agir.
D'autres étudiants, en particulier les filles, ont montré une nette tendance à prendre soin d'eux-mêmes: une fois qu'ils ont reconnu leur vulnérabilité et la difficulté de la situation à laquelle ils étaient confrontés, ils ont développé une forme d'attention à leur propre bien-être : « Je prends un bain de soleil sur mon balcon, j'utilise un masque de beauté sur mon visage, je fais une promenade ». Ces différentes attitudes face à la pandémie illustrent différentes stratégies d'ancrage et d’adaptation pour faire face à ces moments difficiles.
Les relations avec les amis et les parents, dans de nombreux cas, ont apporté un véritable bien-être :
« J'appelais mon ami au téléphone tous les jours à 18 heures. » (Thémis)
« Je parlais au téléphone avec mon père tous les deux jours parce qu'il vit en Italie ... » (Alessia)
Les relations familiales ont constitué pour les étudiants une aide et un soutien réels, malgré le fait que, parfois, certains ont mentionné des querelles dans leurs textes, déclenchées par le confinement. Certains rituels ont été mis en place pendant la pandémie : les jeunes qui ressentaient le besoin d'avoir des repères dans la vie quotidienne se sont mis à faire du sport régulièrement grâce aux réseaux sociaux qui diffusaient des cours d'exercices en ligne pour une large communauté d'internautes. Certains étudiants ont souligné que les personnes âgées utilisaient les médias sociaux pour atténuer le sentiment de solitude.
La possibilité de s’offrir un moment d'apaisement au cœur d'un événement aussi bouleversant était une véritable source de bien-être : en particulier, le contact avec la nature offrait des moments nourrissants ; l'un des rituels adoptés était de faire une promenade dans la nature, ce qui pouvait engendrer une expérience intense d'émerveillement, lorsqu’on ouvre ses sens à l'écosystème vivant et à la beauté des formes et des paysages naturels. Aujourd’hui, de nombreuses études illustrent l'importance de ce sujet (voir Carson, 1987 ; Piff et al., 2015 ; Ricard, 2019).
Parmi les étudiants, Vishakha a écrit qu’elle a trouvé sa relation intime avec la terre en faisant du compost pour la première fois sur son balcon avec les déchets organiques de ses repas ; en d’autres termes, elle cherchait une interaction quotidienne avec la terre pour trouver une source de guérison.
Dans la première partie de l'atelier, nous avons proposé aux étudiants des textes et des vidéos comme éléments de réflexion et sources d'inspiration pour orienter leur attention sur les relations entre l’humain et l’écosystème. Ainsi, nous avons pu explorer l'origine de la pandémie qui est liée, selon de nombreux chercheurs, à la déforestation et à l'augmentation des contacts entre les animaux sauvages, privés de leur environnement naturel, les animaux d'élevage et les humains (voir Morand, 2020 et Robin, 2021).
Un étudiant a même déclaré que « l'être humain était le virus » : une perte de confiance en l'être humain a progressivement émergé des textes des étudiants, à tel point que nous avons pu constater, à travers les écrits, une forme de colère contre les générations plus âgées qui ont exploité la planète au point de provoquer cette catastrophe sanitaire à l’échelle mondiale.
Par ailleurs, Clara a utilisé une expression étonnante : « dette de vie », qui désigne le fait que les jeunes se sentent aujourd'hui condamnés par les adultes à payer un lourd tribut car ils ne retrouveront jamais l’insouciance de leurs vingt ans.
En général, les étudiants ont exprimé une vision tragique de la situation : ils sont pleinement conscients, plus que beaucoup d'adultes, du monde dont ils héritent, et ils ont envie de poser beaucoup de questions. Souvent, une vision pessimiste est apparue dans les écrits (« les humains ne peuvent pas changer, malgré les pandémies »), bien que d’autres fois, les jeunes ont exprimé une perspective plus optimiste (« nous allons nous en sortir grâce à notre endurance et notre capacité de résilience et de solidarité »). A travers les entretiens d’explicitation réalisés à la fin du dispositif pédagogique, nous avons pu constater que chaque étudiant, au cours de l'atelier éconarratif, est passé par différents stades de compréhension des liens entre la pandémie et la crise écologique, si bien que cette nouvelle prise de conscience a même pu, dans certains cas, transformer leur relation intime avec l'écosystème vivant.
Un étudiant a trouvé les mots pour décrire sa situation d’enfermement psychique : il se sentait bloqué et ne trouvait plus de motivation pour sortir, faire du sport, voir des amis ou aller à l'université. A cause de la pandémie, il avait dû abandonner son projet d’études à l'étranger, ce qui lui avait brisé le moral ; il a ensuite sombré progressivement dans une addiction aux jeux vidéo, même s’il était pleinement conscient des dégâts psychologiques liés à cette utilisation excessive de l'ordinateur.
Une éducation transformative : de la perte de sens à la qualité de la présence au monde
Le « roman » choral des étudiants a pris forme progressivement sous nos yeux : ils ont manifesté le désir d'écrire, mais aussi de lire les écrits des autres étudiants (ce qui a été possible grâce au blog collectif que nous avions créé dans Moodle). De nombreux étudiants ont témoigné d’une période - à la fois difficile et positive - de transformation intérieure : « pour moi, chaque jour est une conquête » a déclaré d'une voix tremblante une étudiante, lors de la discussion collective après notre session d'écriture, « en ce moment, je grandis très vite », a-t-elle ajouté.
Dans certains cas, la souffrance psychique causée par la perte de repères et l'absence d'interaction sociale avec les amis a généré un chemin de réalisation: quand aucun divertissement n'était possible, quand la « vie normale » s’est effondrée, les jeunes ont fait l'expérience d'une « perte de la présence »: « Que vais-je faire ? Quel type d'études vais-je choisir ? Mes projets ne correspondent plus au moment présent. »
Ce premier moment de sidération peut conduire à une sorte de carrefour (voir sur ce point Worms, 2020) : soit on fait le choix d’agir, de se ressaisir, de porter un regard neuf et constructif sur soi et sur les autres, soit on s'enfonce dans le mal-être, l'indifférence, la dépression.
Deux étudiants ont écrit ensemble un texte sur le télétravail et la manière dont chacun l’a mis en place (en ce qui concerne les cours à distance) : avoir un rythme de travail quotidien a permis aux étudiants de tenir le coup, même au cœur de la tempête d'émotions et d'informations contradictoires liées à cette situation sanitaire et sociale inédite.
« Nous vivons maintenant ce que les animaux en cage vivent en permanence », a déclaré une étudiante : une nouvelle fraternité inter-espèces a émergé à travers les ateliers d’écriture : « La vie est un cycle et on reçoit ce que l’on donne », a écrit un autre étudiant ; en effet, certains étudiants ont pu saisir cette vérité fondamentale : ce que nous faisons à l'écosystème, nous le faisons à nous-mêmes. Nous ne sommes pas bien loin de l’idée de Soi écologique élaborée par Arne Naess, à savoir un Soi qui est conscient de toutes les relations inter-espèces dont il est constitué (Naess, 2017).
Les éconarrations des étudiants ont révélé la clarté de leur vision sur la crise écologique et sur l’Anthropocène : selon eux, puisque l’humanité a franchi des limites désormais critiques dans son exploitation de la planète, elle a besoin de toute urgence d’une nouvelle vision afin de changer son comportement. Cette pensée confirme le fait que l’écologie intérieure est fondamentalement liée à l’écologie extérieure : souvent, si nous ne sommes pas bien, nous avons tendance à surconsommer, à faire des achats compulsifs ou à poursuivre des objectifs qui ne sont pas en harmonie avec notre Soi écologique, ce qui implique souvent la destruction des écosystèmes vivants.
L’atelier d’éconarration a permis aux étudiants de partager leur propre souffrance ; un étudiant a expliqué lors de l’entretien dans le cadre de notre enquête : « pour moi, l’atelier a été un moment de liberté car on nous a permis de nous exprimer librement ». C’est l'avis de nombreux étudiants qui ont participé à cette action : au cœur du confinement, ce dispositif pédagogique a généré un espace de liberté permettant aux étudiants de réaliser qu’ils n'étaient pas seuls à souffrir de la situation. La résonance générée par le blog collectif de l’atelier a permis à chacun de s'inspirer des écrits des autres même si chaque étudiant a pu exprimer sa manière unique de vivre la situation. Concrètement, en partageant l'expérience individuelle de la pandémie, l’atelier d'écriture a eu la capacité de renforcer la cohésion du groupe et l’empathie entre les participants.
De plus, nous avons pu observer que les participants ont eu le courage d'exposer leurs sentiments personnels de manière individuelle grâce à l’atmosphère de non-jugement qui a été instaurée pendant les sessions d’écriture. Maëli a souligné le pouvoir de l’imaginaire dans cette situation difficile : « J'ai une nature rêveuse, et cela m’a beaucoup aidé pendant le confinement. Je sais maintenant que ce qui compte le plus, c’est notre esprit, et la façon dont nous voyons la réalité ».
En un sens, nous avons constaté qu’un travail sur soi a été rendu possible grâce à l'atelier d’écriture : nous avons parcouru ensemble une partie du chemin à la recherche de la vérité, une vérité existentielle, personnelle et concrète qui ne se limite pas à la sphère de la connaissance abstraite. En d’autres termes, il s’agit d’une vérité qui a un impact direct sur soi et sur les autres. Un travail sur soi qui découle d'une éthique du souci de soi (voir Foucault, 2001, Biancofiore, 2021 et Biancofiore et Brami, 2020).
Dans le cadre d’une réflexion globale sur les théories et pratiques du care, si nous sommes capables de prendre soin de nous-mêmes, nous pouvons prendre soin des autres, des institutions démocratiques et de la planète ; il est donc vital, aujourd'hui, de comprendre l'importance d'une transformation intérieure capable d’apporter un changement dans nos relations avec les autres êtres sensibles dotés de multiples formes d'intelligence. Il apparaît nécessaire aujourd'hui de reconnaître la richesse de ces différentes formes de vie présentes sur Terre et dont dépend notre propre survie : un albatros est capable de s’orienter au-dessus du vaste océan, un saumon peut remonter le courant, une abeille communique au moyen d’une danse cartographique complexe ... des algues (le plancton végétal) ont développé, grâce à la photosynthèse, la capacité de produire de l'oxygène ...
Le sentiment d’émerveillement face à la diversité de notre biosphère génère une attitude de révérence envers chaque forme de vie : selon un vieux dicton amérindien, nous pouvons voir que le résultat de nos actions a un impact sur les sept générations à venir. Les jeunes étudiants, ceux qui avaient « 20 ans en 2020 » ont réalisé que leurs actions seront déterminantes pour l’avenir de la Terre et de l’humanité : « Nous sommes la première génération à subir les effets du changement climatique et la dernière à pouvoir agir » a déclaré Vishakha.
Les écrits de l’atelier éconarratif sont empreints de peur, d’appréhension et de courage. À la fois vulnérables et robustes, les étudiants ont montré leur résilience et leur volonté d’élargir et d’approfondir leur compréhension au sein d’une société qui prétend que les choses vont redevenir ce qu’elles étaient avant la pandémie. Le dispositif pédagogique de l’atelier d’éconarration a révélé un immense non-dit : nous avons affirmé l’importance de nous occuper des effets de la crise sanitaire sur nous, étudiants et enseignants, au lieu d’agir comme si elle n’avait jamais eu lieu. Par ailleurs, l’écriture narrative a contribué à créer du sens dans un monde qui n’était plus familier.
En accord avec l’écrivaine indienne Arundhati Roy (2020), nous pouvons affirmer qu’à travers l’histoire, les pandémies ont toujours apporté un grand changement : grâce à l’éconarration, et malgré un sentiment de frustration, de perte et de crise, nous pouvons décider de faire de cet événement planétaire exceptionnel un portail, une occasion de changement dans la perspective d’une éducation transformative qui reconnaît le rôle central de la pensée narrative.
Bibliographie
Abram, D. (2020). In the Ground of Our Unknowing. Emergence Magazine. https://emergencemagazine.org/essay/in-the-ground-of-our-unknowing
Ameisen, J. C. (2018). Les chants mêlés de la Terre et de l’Humanité. N. Truong (ed.). La Tour d’Aigues : éditions de l’Aube.
Barthélémy, P. (2012). Les humains sont apparentés aux virus. Le Monde, 28 mai 2012. https://www.lemonde.fr/passeurdesciences/article/2012/05/28/les-humains-sont-apparentes-aux-virus_5986230_5470970.html.
Biancofiore, A. (2020). Care et éducation: pour une transformation de l'esprit. Notos. Espaces de la création: arts, écritures, utopies, n. 5, https://notos.numerev.com/articles/revue-5/1495-care-et-education-pour-une-transformation-de-l-esprit
Bateson G. (1972). Steps to an ecology of mind. Northvale : Jason Aronson Inc.
Biancofiore, A., et Brami, C. (2020). Le dehors au dedans : méditation de pleine conscience et souffle à l’ère du Covid-19. The Conversation. https://theconversation.com/le-dehors-au-dedans-meditation-de-pleine-conscience-et-souffle-a-lere-du-covid-19-134605
Biancofiore, A. (2021). Etica della cura e vita affettiva : un percorso di trasformazione attraverso la piena consapevolezza. In : Mortari L. and Valbusa F. (ed.), Il sentire che noi siamo. Roma : Carocci, 37-60.
Biancofiore, A. et Barniaudy C. (2024). L’éconarration. Des ateliers d’écriture pour transformer notre relation au vivant. Lormont : Le Bord de l’eau.
Carson, R. (1987). The sense of wonder. New York : Harpercollins.
Courchamp, F. (2020). Les virus sont une des forces majeures qui façonnent la biosphère. Le Journal du CNRS. https://lejournal.cnrs.fr/articles/les-virus-sont-une-des-forces-majeures-qui-faconnent-la-biosphere
Darwin, C. ([1872] 2012). The Expression of the Emotions in Man and Animals. London : John Murray. http://darwin-online.org.uk/content/frameset?pageseq=1&itemID=F1142&viewtype=text
Daszak, P. (2020). We are entering an era of pandemics – it will end only when we protect the rainforest. The Guardian, 28 Jul 2020, https://www.theguardian.com/commentisfree/2020/jul/28/pandemic-era-rainforest-deforestation-exploitation-wildlife-disease
De Halleux, A. (2020). Le Grain de sable dans la machine. Film, Zorn Production International, INS, RTBF, ARTE, Pictanovo.
De Luca, E. (2020a). Perché la natura ci soffoca. Il contrappasso ambientale. La Repubblica, 18 mars 2020. https://rep.repubblica.it/pwa/commento/2020/03/17/news/perche_la_natura_ci_soffoca-251569264
De Luca, E. (2020b). Pour Erri De Luca, la pandémie fut un moment d’unité en Italie. Le Figaro, 10 mai 2020. https://www.lefigaro.fr/culture/pour-erri-de-luca-la-pandemie-fut-un-moment-d-unite-en-italie-20200510
Di Paolo, P. (2020). Caro diario, mi isolo. Il romanzo globale della quarantena. La Repubblica, 30 mai 2020. https://ricerca.repubblica.it/repubblica/archivio/repubblica/2020/05/30/caro-diario-mi-isolo-il-romanzo-globale-della-quarantena21.html
Egger, M. M. (2020). Se libérer du consumérisme. Un enjeu majeur pour l'humanité et la Terre. Genève : éditions Jouvence.
Escobar, A. (2018). Sentir-penser avec la Terre. L'écologie au-delà de l’Occident. Paris : Seuil.
Foucault, M. (2001). L'Hermeneutique du sujet : Cours au Collège de France (1981-1982). Paris : Seuil.
Gunnell, D., Appleby, L., Arensman, E., Hawton, K., John, A., Kapur, N., Khan M., O’Connor, R. et Pirkis, J. (2020). Suicide risk and prevention during the COVID-19 pandemic. Lancet Psychiatry, 2020 Jun, 7(6) : 468-471. Doi : 10.1016/S2215-0366(20)30171-1.
Halifax, J. (2021). Are we in a global rite of passage ? Lion’s roar. https://www.lionsroar.com/are-we-in-a-global-rite-of-passage.
Heidegger, M. (1996). Being and Time. A Translation of “Sein und Zeit”. Trad. J. Stambaugh, Albany, New York : SUNY Press.
IPBES (2020). Intergovernmental Science - Policy Platform on Biodiversity and Ecosystem Services Pandemics Report : Escaping the ‘Era of Pandemics. https://ipbes.net/pandemics
Morand, S. (2020). L’homme, la faune sauvage et la peste. Paris : Fayard.
Morizot, B. (2020). Manières d’être vivant. Arles : Actes Sud.
Mortari, L. (2021). La politica della cura : prendere a cuore la vita. Milan : Raffaello Cortina.
Naess, A. (2017). Une écosophie pour la vie : introduction à l’écologie profonde. Paris : Seuil.
Piff, P. K., Dietze, P., Feinberg, M., Stancato, D. M., & Keltner, D. (2015). Awe, the small self, and prosocial behaviour. Journal of Personality and Social Psychology, 108(6) : 883–899. https://doi.org/10.1037/pspi0000018 .
Ricard, M. (2019). Émerveillement. Paris : Éd. de la Martinière.
Robin, M.M. (2021). La fabrique des pandémies. Préserver la biodiversité, un impératif pour la santé planétaire. Paris : La découverte.
Roy, A. (2020). The pandemic is a portal. Financial Times, 3 April 2020. https://www.ft.com/content/10d8f5e8-74eb-11ea-95fe-fcd274e920ca
Taylor, E. W. et Cranton, P. (2012). The Handbook of Transformative Learning : Theory, Research, and Practice. San Francisco : Jossey Bass.
Thompson, E., Rosch, E., et Varela, F. ([1991]1993). L'Inscription corporelle de l'esprit. Sciences cognitives et expérience humaine. Paris : Seuil.
Van Gennep, A. (1909). Les rites de passage. Paris : Emile Nourry.
Worms, F. (2020). Sidération et résistance. Face à l’évènement (2015-2020). Paris : Desclée de Brouwer.
[1]ECONARRATIVE La narration comme facteur de résilience et de sollicitude face aux crises environnementales et sanitaires est un projet international centré sur la realisation d’ateliers d’écriture sur la pandémie et l'écologie; il concerne des écoles et des universités dans cinq pays (Tunisie, Italie, Suède, France et Chili) avec le soutien de la MSH-SUD (Maison des Sciences de l'Homme) de Montpellier https://www.mshsud.org/projets/econarrative/ et du Groupement d’Intérêt Scientifique Théories et pratiques du Care. Une selection des travaux produits dans le cadre de l’action sont disponibles en ligne https://tepcare.hypotheses.org/documents-de-travail-pour-le-colloque-care-education-ecologie.
[2] Le livre est disponible en accès libre sur ce lien https://tepcare.hypotheses.org/documents-de-travail-pour-le-colloque-care-education-ecologie.