L’Anthropocène nous embarque et nous affecte
Comme le soutiennent les humanités environnementales, la prise en compte de la matérialité du monde (ou du « tiers-nature ») exige de transformer nos manières de produire du savoir et des connaissances (Blanc et al., 2017). En effet, c’est toute l’épistémologie moderne qui est bouleversée et, avec elle, ses oppositions fondatrices : la division sujet-objet, humain-nature, physique-phénoménal, raison-émotion, cognitif-affectif. On peut ainsi se demander ce que la remise en question de ces catégories provoque existentiellement et identitairement chez les chercheurs en humanités environnementales, dont on attend qu’ils investissent et se relient différemment à leur sujet de recherche.
S’il est admis que nos méthodes influencent ce que l’on perçoit et ce que l’on capte de ce que l’on étudie, l’impact qu’ont les méthodes sur nous en tant que sujet sentient reste absent de la littérature. Georges Devereux avait pourtant déjà posé des bases en 1980, avec son ouvrage De l’Angoisse à la Méthode (2012), dans lequel il oppose deux modalités d’utilisation des méthodes : la modalité défensive, qui utilise le dispositif de recherche pour créer une barrière protectrice (objectivante) entre le sujet et l’objet, ou alors, la modalité sublimatoire, dans laquelle l’émotionnel, les angoisses, et plus généralement tout le bagage individuel et socioculturel que le sujet porte en lui est converti en potentiel heuristique grâce au dispositif de recherche. Plus récemment, et plus directement en lien avec les problématiques des humanités environnementales, Lucas Brunet (2000) montre que l’engagement épistémique est proprement éthique et politique. Il a, de cette perspective, exploré les stratégies mises en place individuellement par des chercheurs en sciences de l’environnement pour parvenir à gérer la charge émotionnelle et potentiellement angoissante du contenu scientifique produit et/ou enseigné.
C’est de ces résultats qu’ont émergé nos besoins de désigner, de qualifier, et par là, d’assumer ce que provoque l’Anthropocène sur celles et ceux qui l’étudient et l’enseignent. Nous nous sommes alors intéressées à la figure de militant existentiel proposée par Christian Arnsperger (Arnsperger, 2009). Notre contribution vise, à travers cette figure, à donner à voir comment certains dispositifs méthodologiques se révèlent simultanément heuristiques et cathartiques, et permettent d’accompagner le corollaire émotionnel d’une prise de conscience de la porosité entre sujet et objet, et, dans le cas particulier des humanités environnementales, entre les scientifiques humains et leurs milieux plus qu’humains. Nous proposons, plus transversalement, d’apporter des éléments de réponse à une des grandes questions qui nous occupent : quelles résonances entre effondrement de soi et effondrement des milieux ? Autrement dit, qu’est-ce qui s’effondre en soi lorsque l’on s’intéresse, par sa recherche et ses enseignements, à des milieux qui s’effondrent ou menacent de s’effondrer ? Comment se laisser affecter d’une manière qui soit heuristique, c’est-à-dire qui exacerbe notre perspicacité et la finesse de nos analyses ? Si cette préoccupation de la « juste distance » (Favret-Saada, 1977), est transversale à de nombreux chercheurs confrontés par leur travail à des marginalités et/ou des violences par lesquelles ils sont possiblement eux-mêmes touchés, l’Anthropocène a cela de spécifique qu’il promet de nous affecter tôt ou tard, même si à des degrés divers, que nous l’étudions ou non, et que nous maîtrisions ou non sa multivocalité et ses désignations alternatives (Capitalocène ; Chthulucène ; Androcène ; Plantationocène). Ce faisant, il requestionne simultanément la juste place des humains et la juste place des sciences face aux menaces et vulnérabilités qu’elles s’évertuent à étudier.
Dans cet article, nous explorons le potentiel heuristique de la prise en compte de la dimension existentielle des bouleversements écologiques et épistémiques à travers le concept de militantisme existentiel. Nous revenons, dans un premier temps, sur ce concept et les ajustements que nous avons réalisés afin de le rendre opérationnel pour les humanités environnementales. Dans un second temps, nous explicitons chacune la manière dont ce concept résonne avec nos cheminements académico-existentiels. Nous terminons ensuite par une ouverture sur quelques-unes des pistes possibles afin que les recherches et enseignements en humanités environnementales deviennent non plus sources d’éco-anxiété, mais d’espoir constructif, dans la lignée de l’écopsychologie de Joanna Macy (2012).
Le militantisme existentiel, à la croisée entre engagement épistémique et écologique
Le militantisme existentiel se réfère à une disposition particulière de soi face à l’omniprésence du capitalisme non seulement dans nos économies, mais aussi dans le fonctionnement des systèmes sociaux, politiques, axiologiques et écologiques contemporains. Le concept est développé par l’économiste écologique Christian Arnsperger dans son ouvrage Éthique de l’existence post-capitaliste, pour un militantisme existentiel (2009). Il suggère, non pas de suppléer les formes traditionnelles de militantisme, mais d’accompagner d’une réflexivité existentielle tout élan militant, afin que ce dernier soit tout autant source de transformations collectives que d’émancipation individuelle. Il décline cette réflexivité en un double exercice de pensée : celui de la lucidité existentielle et celui de l’acceptation critique. La lucidité existentielle a rapport à la capacité de percevoir comment les axiomes sociaux dominants (capitalistes, dans le cas de notre société occidentale contemporaine) structurent nos modes d’existence et nos manières de considérer nos limites : les limites individuelles (vulnérabilité et mortalité) et les limites collectives (sociales, écologiques, politiques). Cette lucidité devrait ouvrir sur la posture ambivalente qu’il nomme « acceptation critique », qui couple à la reconnaissance de notre complicité plus ou moins consciente et volontaire avec le système en place le déploiement d’une pensée critique libératrice. L’acceptation critique est ainsi proche de la « décolonisation des imaginaires » à laquelle nous invite Serge Latouche (2011) face à l’« économie de l’absurde ». Cette honnêteté existentielle et épistémique est particulièrement pertinente à mobiliser dans les humanités environnementales, car elle motive une attitude fluide, permettant de se laisser traverser et affecter par le contexte d’étude, tout en s’autorisant à s’en distancier, afin de pouvoir participer à son dépassement et/ou son amélioration.
Si la sociologie de l’engagement militant a renouvelé ses approches, typiquement à travers le paradigme interactionniste (Sawicki & Siméant, 2009), elle n’aborde que marginalement les interactions entre sociologie et militantisme, et le floutage de ces catégories par l’émergence d’un « militantisme académique » (Salomon Cavin et al., 2021). La notion de militantisme existentiel gagnerait en cela à être diffusée, afin d’ouvrir des espaces de débats et d’expression sur la diversification des formes d’engagement que l’on observe aujourd’hui chez les chercheurs dont les pratiques scientifiques s’entremêlent avec des engagements auprès des mouvements environnementaux, altermondialistes et pacifistes. La sociologue Émeline de Bouver (2015 ; 2016) a ainsi utilisé le militantisme existentiel, non seulement pour conceptualiser une vision plurielle de l’engagement et réconcilier l’intime et le politique, mais également pour développer une réflexivité par rapport à sa manière propre d’investir le politique par ses recherches et son mode de vie. Certains penseurs de l’écologie ont d’ailleurs œuvré à mettre en lumière le potentiel de résistance présent dans l’espace domestique et du caractère politique de certaines modalités de subsistance (Pruvost, 2021 ; Vrignon, 2017). Le sociologue des mouvements sociaux Geoffroy Pleyers (2017) a étudié des formes d’engagement contemporaines qui n’exigent plus de l’individu qu’il se sacrifie pour le collectif, mais qui deviennent, au contraire, sources de subjectivation. Un risque est alors que le militantisme ne devienne plus que ça, comme a pu le dénoncer l’écologiste libertaire américain Murray Bookchin (1995) face aux dérives d’une partie de la gauche de l’époque réduisant naïvement les enjeux des luttes à un ajustement de modes de vie, et n’amorçant, ce faisant, qu’une démarche égotique, moins motrice de transformation sociale que de repli sur soi. La penseuse féministe décoloniale Gloria Anzaldùa a, elle, conceptualisé la nécessaire réconciliation entre émancipation de soi et engagement pour d’autres que soi. Son « militantisme spirituel » invite au métissage et au déploiement d’identités multiples comme tactiques politiques, permettant de naviguer la multiplicité des oppressions et d’enclencher des processus de guérison (Anzaldùa in Pitts, 2021). Par ailleurs, il apparait que l’engagement collectif exige lui-même, sous bien des aspects, un processus de transformation identitaire, a fortiori si la dimension collective dépasse les frontières des sociétés humaines pour intégrer les milieux plus qu’humains. Le « soi mésologique » conceptualisée par Leila Chakroun propose justement de saisir cette forme d’engagement qui passe par de nouvelles porosités au non-humains et des alliances multiespèces, et qui engendre, de ce fait, des transformations somatiques et paysagères (Chakroun & Linder, 2018 ; Chakroun & Droz, 2020 ; Chakroun, 2023).
Nous proposons alors de concevoir l’engagement des humanités environnementales face à leurs objets de recherche dans une logique itérative semblable entre l’individu et le collectif, et entre la lutte contre un système de valeurs et le soin par la diffusion de valeurs alternatives. Sans sous-entendre que les humanités environnementales devraient adopter l’ensemble des dispositifs militants (occuper l’espace public, soutenir des idées en politique, se coaliser), nous défendons qu’elles gagneraient à expliciter les ressorts identitaires et existentielles que comportent le dépassement de l’épistémologie moderne et une positionnalité nouvellement assumée.
Si le concept de « militantisme existentiel » a été originellement développé hors du champ des sciences environnementales, Christian Arnsperger l’a, ensuite, revisité dans son ouvrage L’existence écologique (2023) pour expliciter les soubassements existentiels de la problématique écologique. Dans cette lignée, nous proposons de mettre en lumière les résonances et convergences possibles entre les postulats des humanités environnementales et l’attitude du militantisme existentiel. Tandis que le militantisme existentiel permet de faire le lien entre crise écologique et réengagement existentiel, les humanités environnementales adressent, elles, le lien entre crise écologique et réengagement épistémique. Il nous semble, alors, indispensable de mettre en lumière les liens entre la triple crise, écologique, épistémique et existentielle, et plus précisément de témoigner des manières dont l’engagement épistémique, engendré par la prise en compte de la matérialité du monde, suppose un engagement existentiel non anodin qui gagne à être rendu conscient et transparent.
Dans les paragraphes qui suivent, nous revenons chacune sur nos relations à l’enquête et nos relations d’enquête, de manière à mettre en lumière les résonances que nous percevons entre nos sujets de recherche et nos engagements pluriels au prisme du militantisme existentiel.
Résonance du militantisme existentiel avec nos engagements pluriels
Nous sommes deux chercheuses en humanités environnementales dont les sujets de recherche ont en commun leur focalisation sur les trajectoires de vie et les luttes qui imaginent et expérimentent d’autres futurs possibles que celui que trace le modèle agro-alimentaire industriel et écocidaire. Leila Chakroun s’est intéressée au mouvement de la permaculture en Suisse et au Japon et met en lumière les modalités de subjectivation interespèces et d’engagement paysager qui s’y expérimentent. Mathilde Vandaele se penche sur les parcours et projets de néopaysan.ne.x.s[1] en Suisse romande, et sur les enjeux d’accès à la terre et de transformation des identités agricoles provoquée par leurs présences. Ainsi, nous avons choisi d’engager avec les personnes enquêtées des relations multiples, qui dépassent le cadre de l’enquête. Certaines d’entre elles nous sont même devenues indispensables, au sens où elles performent et font vivre, par leurs gestes quotidiens, des luttes que nous soutenons, mais aussi parce qu’elles contribuent à produire les paysages et la nourriture qui donnent sens et consistance à nos existences. Dans ce sens, nous avons tissé avec elles une relation d’interdépendance existentielle et corporelle. Nous défendons que, bien que les relations d’enquête se définissent toujours de manière idiosyncrasique, en fonction des personnalités, de relations intersubjectives ou de thématiques de recherche, l’Anthropocène semble symptomatiquement exacerber ces interdépendances et nous invite à les assumer, voire à les démultiplier.
Faire milieu ensemble – enquête dans le mouvement de la permaculture par Leila Chakroun
Le concept de militantisme existentiel m’a permis de conceptualiser la manière dont je me suis engagée, dans le cadre de ma thèse de doctorat (soutenue en 2023), aux côtés des permaculteur.ice.s, et d’assumer que ces personnes n’ont jamais été de simples interlocutrices, mais aussi « compagnonnes de route » et parfois même des sources d’inspiration existentielle.
Mon engagement épistémique s’est fait par le choix d’un cadre conceptuel fondamentalement non-dualiste : la mésologie d’Augustin Berque (2010). Les concepts qu’il développe pallient le manque de vocabulaire symptomatique de la modernité, et son incapacité à penser et analyser le relationnel, le contextuel, la subtilité des entre-deux. Ses concepts-phares sont le milieu, la médiance et la trajectivité. Le milieu ne se confond pas avec une vision déterministe d’une sorte de niche écologique pour humains ; il englobe la totalité de nos relations à la Terre : écologiques (gravitaires, physiologiques, nourricières, techniques (par la médiation de nos relations à la Terre par l’outil et les machines) et symboliques (par la médiation de nos relations à la Terre par les schèmes perceptifs culturels). La trajectivité, c’est la posture alternative entre objectivité et subjectivité, qui permet de penser une itération et une coconstitution du sujet et de l’objet dans la relation épistémologique. La médiance est, elle, le sens toujours singulier qui émerge au travers de la relation (trajective) entre une société et son milieu. Au-delà de l’apparence jargonnesque, les mots de la mésologie renouvellent nos lunettes et nous permettent enfin de voir et ressentir autre chose et de s’impliquer autrement dans nos milieux, par nos recherches.
J’ai adopté la logique de la mésologie non seulement comme cadre analytique, mais comme inspiration épistémologique et méthodologique. Le défi n’était pas simplement d’étudier le mouvement de la permaculture comme « objet », mais de mettre sur pied des manières de « faire milieu ensemble », et donc de transformer une partie de mon identité pour devenir, entre autres choses, permacultrice. J’ai proposé l’expression du « soi mésologique » pour saisir cette porosité intentionnellement recherchée et la transformation progressive et trajective de sujet par et pour les milieux pour lesquels il s’engage (voir Chakroun, 2023). L’incarner a exigé de ma part une multiplicité d’engagements, parfois difficile à concilier, car mon terrain a pris la forme d’une implication qui dépasse les exigences heuristiques liées à une récolte de données. J’avais originellement adopté une approche par l’observation participante auprès des praticien.ne.s ayant certains des projets-phare de permaculture en Suisse et au Japon. Mais, en Suisse romande surtout, ma proximité avec les acteur.ice.s du mouvement s’est rapidement transformée en participation observante, voire en « participation participante » – étant tellement affairée que je ne pouvais plus observer d’autres choses que mon propre affairement. Parmi mes implications, j’ai : donné de mon temps pour les comités d’association, dans lesquels les praticien.ne.s peinent à s’investir car trop accaparés par leurs multiples projets ; donné de l’argent, aussi, à l’occasion de campagnes de financement, par exemple pour aider un permaculteur souhaitant acquérir un séchoir solaire pour commercialiser ses fruits tout au long de l’année, ou encore, en allant faire mes courses au marché, sur le stand d’une ferme en permaculture de la région lausannoise ; participé à des tables rondes, lors de foires agricoles régionales typiquement, et (tenter d’) offrir une vision transversale de la permaculture de manière à convaincre les agriculteur.ice.s professionnel.le.s de sa pertinence. En restant consciente de la disproportion entre leur engagement (à temps plein) et le mien (qui, reste tout de même contraint par mes activités de recherche et d’enseignement), c’est aujourd’hui de nos énergies communes qu’émerge le sens que la permaculture a pris dans la région aujourd’hui.
En contrepoint, il s’agit, à travers les enquêtes, de rejouer la hiérarchie entre savoirs scientifiques et savoirs expérientiels et de considérer les permaculteur.ice.s comme véritables pair.e.s et valoriser leur expertise particulière de la question (agro)écologique et leur « sagesse » par rapport aux enjeux existentiels que pose cette dernière. À travers leur parcours, leur discours et leurs pratiques, j’ai obtenu des réponses à mes questions de recherche, mais également à mes questionnements existentiels. Du fait que ces personnes sont, pour la plupart, critiques du système de valeurs capitalistes et qu’elles œuvrent à s’en détacher au quotidien grâce à une lucidité existentielle exacerbée, elles me sont apparues elles-mêmes comme militantes existentielles. Elles semblent ainsi partager la même volonté de dépassement des dualismes modernes que les humanités environnementales, bien que faisant face à des enjeux quotidiens différents, et mobilisant, pour cela d’autres « outils » que moi pour y répondre. Enquêter en Anthropocène dans une vision mésologique a nécessité de ma part un double militantisme existentiel, au sens d’une injonction à adopter la position à la fois détachée et complice de l’acception critique, tant par rapport à mon terrain que par rapport au système capitaliste. Cette recherche a non seulement exigé que je reste lucide par rapport la manière dont mes valeurs ont pu façonner les relations aux personnes enquêtées, mais aussi que je leur reconnaisse la légitimité d’être, elles-mêmes, critiques face à mon positionnement et mes questionnements parfois éloignées de leur réalité et d’ainsi me faire douter et avancer.
La polyphonie des retours à la terre - le mouvement néopaysan suisse par Mathilde Vandaele
Le concept de militantisme existentiel s’incarne dans les entrelacements pluriels entre des trajectoires de recherche empruntées et des questionnements personnels qui dépassent la sphère académique. Bioingénieure de formation, j'ai été sensibilisée aux enjeux techniques de l'agriculture, bien avant de prendre conscience, par des enquêtes auprès des praticien.ne.s, de ses enjeux identitaires et sociaux – alors même que ceux-ci se révèlent parfois plus structurants dans la forme que prend l’entreprise agricole. Ma double attache, au milieu agricole par ma famille paysanne belge, et à mon quotidien toutefois urbain, m'a permis de faire l'expérience de la complexité des tensions et représentations mutuelles qui existent entre ces deux « mondes ». Elle m'a fait réaliser l'importance d'enquêter sur des profils hybrides, permettant de plonger de manière moins duale dans la compréhension de l’évolution des identités agricoles, des appartenances aux territoires et des liens aux enjeux environnementaux. C'est ainsi que j'en suis arrivée à centrer mes recherches sur la notion plurielle de « retours à la terre », sur la base des trajectoires existentielles et géographiques qui fondent le mouvement néopaysan : une terre aux dimensions multiples, étant à la fois un territoire de vie, un milieu vivant partagé, un sol nourricier, un terroir, une ressource foncière politique et un écosystème planétaire (Vandaele, 2024). Le mouvement néopaysan, dans la définition que je lui donne, me permet de creuser cette multiplicité auprès de personnes non issues de parents eux-mêmes agriculteur.rice.s et recherchant dans l’agriculture un projet de vie, sans être liées à un héritage agricole familial direct, qu’il soit d’ordre matériel, foncier, épistémique ou identitaire.
Questionnant des notions d’identification, de territorialité, de transmission et de cohabitation, cette recherche est née d’une première phase autoréflexive sur la pluralité de nos liens à la terre, et leurs potentiels de réactivation, ainsi que sur l’existence contemporaine de diverses formes d’ancrages, ou de « ré-ancrages », aux territoires et aux temporalités agricoles. La posture de l’acceptation critique a ainsi bouleversé mon approche méthodologique au point de m’amener, dans un réajustement méthodologique, à documenter les perceptions des fermes voisines, facilitant, freinant ou s’opposant à l’arrivée de néopaysan.ne.x.s, en partie en raison de leurs démarches de critique en actes du système agro-industriel capitaliste. En parallèle à mes recherches et mon engagement auprès du mouvement néopaysan, j’ai donc conduit des entretiens auprès de personnes qui partagent ou partageaient le même territoire, tout en présentant des profils et parcours transgénérationnels et souvent plus « traditionnels ». Par la révélation de clivages entre imaginaires urbains, ruraux et agricoles à propos de thématiques écologiques[2], je m’interroge, avec les participant.e.x.s de recherche, sur les façons dont ces imaginaires de « retours à la terre » nous affectent, jonchent notre histoire au travers de multiples générations, et transparaissent dans les discours qui nous bercent, nous rassemblent et nous éloignent.
Une auto-réflexion d’inspiration écopsychologique m’a permis d’entrevoir différemment ma thématique de recherche et mes choix méthodologiques. J’ai, en effet, choisi consciemment de porter mon attention sur les néopaysan.ne.x.s, non seulement car ils sont un phénomène sociétale pertinent à étudier face à la diminution de la population agricole active, mais aussi parce qu’ils me permettent de nourrir d’autres imaginaires, plus complexes que celui d’un effondrement brutal. Le concept d’espoir constructif m’a amené à explorer avec les participant.e.x.s de recherche, les dimensions émotionnelles, identitaires et existentielles de ces imaginaires et de nos vies en Anthropocène. Par l’organisation d’entretiens collectifs, je contribue – même si modestement – à la mise en place d’espaces de dialogues sur le sens de nos engagements, nos responsabilités et transmissions, nos espoirs et désespoirs, que ce soit au sein du mouvement néopaysan ou avec le reste du milieu agricole, en acceptant de me faire embarquer dans ces voyages existentiels et de les nourrir de mon vécu.
En parallèle, l’acceptation et la valorisation de la porosité entre les dimensions épistémique et existentielle au contact de la crise écologique, s’est traduite par la multiplicité des liens qui se tissent avec les participant.e.x.s. Ces entrelacements prennent la forme d’amitiés, d’échanges plus que d’entretiens unidirectionnels, et de collaborations pour d’autres projets académiques ou professionnels. Ils s’incarnent concrètement dans mon quotidien, par exemple en accueillant les moutons d’un néopaysan en estivage dans mon jardin, en contribuant à l’équipe éditoriale d’un journal d’écologie politique pour des thèmes agricoles, ou encore, en coréalisant un documentaire sur la trajectoire d’un néopaysan et ses démarches de recherche d’accès à la terre. Ces formes alternatives d’écriture, ou d’écritures multivocale et multimodale, sont un des biais qui me permettent de mettre en acte mes interdépendances épistémiques et existentielles, en m’offrant la possibilité de raconter et de donner voix à des acteurs et actrices du milieu paysan.
Le militantisme existentiel, vers une multiplicité de l’engagement, de la recherche à l’enseignement
Assumer la dimension existentielle des humanités environnementales
Le militantisme existentiel a été pensé comme une modalité d’engagement de soi face au rejet des valeurs du système capitaliste dont nous faisons cependant tous partie. Nous avons ici proposé de l’appliquer non seulement à un positionnement critique face à un système économique qui nous leurre avec un imaginaire d’infinitude et d’immortalité, mais de l’interpréter comme une injonction à adopter cette même « acceptation critique » dans notre positionnement de recherche et nos choix méthodologiques. L’objectif était d’expliciter la dimension épistémique et écologique du militantisme existentiel, et de développer la dimension existentielle des humanités environnementales. Les imbrications entre enjeux écologiques, enjeux épistémiques et enjeux existentiels sont complexes et le militantisme existentiel offre, d’après nous, un outil pertinent pour ouvrir un espace d’expression sur le potentiel heuristique, mais aussi sur les écueils possibles, d’intégrer ce que Glenn Albrecht (2019) nomme les « émotions de la Terre » dans la formulation de nos questions de recherche et le choix de nos approches méthodologiques.
Cette réflexion peut d’ailleurs possiblement servir de guide à celles et ceux qui reçoivent les enseignements de ces chercheurs en humanités environnementales : les étudiant.e.x.s. En effet, l’éco-anxiété, l’éco-indignation et l’éco-paralysie sont en augmentation parmi les étudiant.e.x.s, et a fortiori les étudiant.e.x.s en environnement, au point que l’Université de Lausanne ait récemment mis sur pied l’Espace Transitions, sorte de cellule de crise s’offrant aux personnes souhaitant partager leurs questionnements, tensions, désespoirs en lien avec les enjeux socioécologiques de l’Anthropocène. Le milieu académique peut s’offrir comme espace privilégié pour verbaliser les dimensions existentielle et émotionnelle de la crise environnementale.
Il y a aujourd’hui urgence à faire émerger d’autres formes, moins violentes et moins paralysantes, de (co)production et transmission de savoirs en Anthropocène. C’est ce que proposent certaines recherches sur la diffusion d’une forme d’espoir dit « constructif », dans le sens d’un espoir résiduel à cultiver collectivement, de manière à potentialiser une réflexivité émotionnelle et des formes d’engagement soutenable et multidimensionnel (Vandaele & Stålhammar, 2022). L’espoir constructif permet, ainsi, de traduire « en corps » l’attitude ambivalente de l’acceptation critique et de développer une lucidité existentielle et émotionnelle suffisante à accepter l’abandon de certaines postures épistémiques périmées, voire à se réjouir du bouleversement des catégories de pensée qu’exigent les humanités environnementales.
Bibliographie
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[1] Nous utilisons l’écriture inclusive pour visibiliser la diversité des profils existant aujourd’hui dans le monde agricole et œuvrer à le « dé-masculiniser ».
[2]Telles que les méthodes de culture, la place de l’élevage, le partage des terres, le rôle et l’avenir des professions agricoles.