Actes n°1 / Humanités environnementales : sciences, arts et citoyennetés face aux changements globaux. Actes du colloque organisé à Montpellier les 5-7 octobre 2021

Humanités environnementales et science de la durabilité

Différences, points communs, complémentarités

Julien Blanco, Clémence Moreau, Stéphanie Carrière, François Calatayud, Castella Jean-Christophe, Emilie Coudel, Miriam Cué, Élodie Fache, Dominique Hervé, Pierre-Yves Le Meur, Georges Serpantie, Noé De Vos, Camille Noûs

Résumé

Résumé :

La science de la durabilité (SD) et les humanités environnementales (HE) sont deux courants scientifiques en plein essor qui visent tous deux à renouveler les approches scientifiques autour des enjeux environnementaux actuels. Dans cette contribution, nous tentons de mieux comprendre les contours respectifs de ces deux courants, et ce faisant d’en faire émerger les différences et complémentarités. Nous avons pour cela mis en œuvre une analyse bibliographique standardisée, complétée par une analyse lexicale des résumés des publications identifiées et par une analyse qualitative d’une sélection de publications. Nous montrons que la SD et les HE sont deux courants scientifiques distincts qui abordent les enjeux environnementaux sous deux angles différents mais complémentaires. Bien que leurs regards et leurs approches sont parfois contrastés, nous identifions aussi des recouvrements entre ces deux courants, qui constituent un terrain fertile pour une meilleure interconnaissance et des collaborations plus soutenues.

Abstract :

Sustainability science (SustSci) and the Environmental Humanities (EnvHum) are two emerging research fields that aim to renew scientific approaches around current environmental challenges. In this presentation, we aimed at better understanding the respective content and boundaries of each field, and at highlighting their differences and complementarities. To do so, we conducted (i) a standardized bibliographic analysis, (ii) a lexical analysis based on the abstracts of identified publications, and (iii) a comprehensive qualitative analysis of a selection of publications. We found that SustSci and EnvHum are two distinct research fields that tackle environmental challenges with two contrasting, yet complementary, lenses. Despite their differences, our results also point to several overlaps, which we argue could be a fertile ground to a better mutual knowledge and more sustained collaborations between the two fields.

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Introduction

En écho à la montée en puissance des crises écologiques, climatiques, socio-économiques et sanitaires dans le débat public, la question environnementale s’immisce dans un nombre croissant de disciplines scientifiques, comme en témoignent l’émergence de la psychologie environnementale, de l’économie écologique ou de l’anthropologie de la nature. Depuis les années 2000, deux courants distincts tentent d’associer certaines de ces disciplines : la science de la durabilité (SD) et les humanités environnementales (HE)[1].

La SD se définit comme une science contribuant au développement durable, qui vise à ce que les sociétés ne dépassent ni un « plafond écologique », fixé par différentes limites planétaires (Rockström et al., 2009), ni un « plancher social » défini par les composantes du bien-être humain (Raworth, 2012). Ce courant se définit ainsi par les questions et problèmes qu’il aborde, en l’occurrence les « problèmes complexes » de durabilité, plutôt que par les disciplines qu’il mobilise (Clark & Dickson, 2003 ; Kates, 2011). En outre, la SD rompt avec la neutralité dont se prévalent habituellement les sciences de la nature, et assume une posture engagée et un lien plus fort entre les scientifiques et la société (Clark & Dickson, 2003). Enfin, la SD a une visée transformatrice : les connaissances produites doivent conduire à des actions concrètes et transformer les interactions entre les humains et leur environnement (Kates, 2011).

De leur côté, les HE témoignent d’une volonté croissante des sciences humaines et sociales d’investir le champ des études environnementales, en plaidant pour des approches interdisciplinaires et un dialogue entre les sciences et les sociétés (Rose et al., 2012 ; Granjou, 2017). Les HE visent à enrichir les sciences de l’environnement d’analyses historiques, sociales, culturelles, politiques et éthiques (Rose et al., 2012). Tout comme la SD, elles entendent rompre avec une structuration de la science en silos : elles se définissent d’abord par leur objet et leurs questions d’étude, c’est-à-dire les interrelations complexes entre les humains, leurs activités et l’environnement, plutôt que par leur ancrage disciplinaire (Celka et al., 2020). Enfin, les HE proposent une science engagée, voire transgressive (e.g. Hamilton et Neimanis, 2019).

Ainsi, en dépit de genèses différenciées, les ambitions de ces deux courants convergent pour fédérer des recherches autour des questions environnementales et redéfinir et renforcer les relations science-société. Ces deux courants font aussi l’objet d’une reconnaissance institutionnelle croissante (au sein de l’UNESCO, des programmes ANR, de revues dédiées ou de parcours de Master). Notre objectif dans le cadre du présent article est de mieux comprendre les contours respectifs de ces deux courants scientifiques et d’identifier leurs éventuelles différences et complémentarités. Il semble en effet que tous deux soient engagés dans deux dynamiques convergentes, mais avec des trajectoires opposées, les HE cherchant à intégrer les dimensions biophysiques de l’environnement dans les sciences humaines et sociales, tandis que la SD part des sciences de la nature et de l’ingénieur pour intégrer davantage les dimensions sociales des questions écologiques. Compte tenu de leurs ambitions respectives, les deux courants se rencontrent-ils au milieu du gué, ou apportent-ils des regards contrastés sur les enjeux environnementaux ?

 

Méthodes

Nous avons conduit une analyse de la littérature scientifique associée à ces deux courants à travers deux requêtes standardisées sur la base de données Scopus. Un des enjeux centraux pour la recherche de cette littérature était de délimiter les contours respectifs de chacun des deux courants. Or, premièrement, la SD et les HE sont tous deux des courants aux contours flous qui ne tracent pas de frontière précise entre les travaux qui en font partie et ceux qui sont en dehors. Par exemple, les travaux en écologie politique qui s’intéressent aux relations de pouvoir autour des enjeux environnementaux font-ils partie des HE, de la SD, des deux courants, ou au contraire d’aucun des deux ? Et qu’en est-il pour les travaux en psychologie environnementale, en économie écologique, ou encore en ethnoécologie ? A notre connaissance, aucune référence reconnue unanimement dans la sphère académique ne permet de répondre à ces questions. Deuxièmement, délimiter ces contours selon notre propre expertise (à supposer que cela aurait été possible) aurait induit un raisonnement tautologique puisque les résultats obtenus à propos des différences et similarités entre les deux courants auraient été directement liés à nos choix initiaux de délimitation entre les deux courants.

Compte tenu de ces deux difficultés, notre stratégie de recherche a été d’être aussi neutre que possible dans l’identification des deux corpus bibliographiques ; nous avons utilisé les expressions (en anglais) « science de la durabilité » et « humanités environnementales » pour les identifier, ce qui a mené à la constitution de deux corpus hétérogènes en termes de nombre de références (1872 documents au total ; Figure 1). Autrement dit, notre sélection de publications et nos analyses se sont concentrées sur les travaux se revendiquant explicitement d’au moins l’un des deux courants, évitant ainsi tout raisonnement circulaire mais ne nous permettant sans doute pas de les capter dans toute leur complexité (voir Section 4).

 

Figure 1 : Identification de deux corpus bibliographiques et nombre de références considérées. Les termes de nos deux requêtes ont été cherchés dans les titres, résumés et mots-clés des publications (requêtes soumises le 27/08/2021).

 

Nous avons ensuite conduit une cartographie bibliographique de chaque courant à l’aide du logiciel VOSviewer (van Eck et Waltman, 2010), en explorant l'évolution du nombre annuel de publications, les revues les plus représentées, les auteur.ices les plus prolifiques et les publications et journaux les plus cités. Nous avons également analysé la co-occurrence des mots-clés renseignés par les auteur.ices pour identifier les principales thématiques abordées par chacun des deux courants de recherche, et étudié les liens de co-citations entre journaux pour évaluer le degré de dialogue entre les deux.

En complément, nous avons réalisé une analyse lexicale sur la base des résumés disponibles avec le logiciel IraMuteQ (http://www.iramuteq.org/). Nous avons mené une analyse en groupes hiérarchiques descendants (DHCA64), chaque groupe contenant les articles dont les résumés utilisent un champ lexical proche. Les mots composant ce lexique sont en outre caractérisés par leur distance relative les uns par rapport aux autres, ce qui permet de les situer dans un espace à plusieurs dimensions, et de les regrouper en différentes classes lexicales. Ainsi, chaque classe se caractérise par la présence/absence de mots, ainsi que par la sur-représentation de certains mots. Par ailleurs, un test de distribution du χ2 a permis d’estimer si une classe lexicale donnée est statistiquement associée à un corpus donné (SD ou HE), autrement dit d’évaluer si un corpus donné utilise davantage que l’autre une classe lexicale donnée.

Enfin, une sélection de documents (opérée en combinant un échantillonnage raisonné et un échantillonnage aléatoire) issus des deux corpus a été analysée de façon qualitative et codée selon une grille d’analyse articulée autour de trois grandes thématiques : la visée transformatrice des travaux, la place accordée à la co-construction des savoirs et la prise en compte des dimensions sensibles des relations sociétés-environnements. Nous avons formulé des hypothèses sur le positionnement de ces deux courants face à ces trois thématiques, que nous avons confirmées ou infirmées grâce à nos lectures.

Les résultats obtenus par ces trois analyses et présentés ci-après demeurent préliminaires à ce stade, et doivent être considérés comme tel. Ils esquissent néanmoins les différences et similarités clés entre la SD et les HE qu’il s’agirait de préciser et de nuancer par des analyses plus approfondies.

 

Résultats

Deux courants qui présentent un décalage temporel

La SD apparait dans la littérature indexée dans Scopus dès 2001 tandis que le courant des HE gagne en visibilité surtout à partir de 2010 (Figure 2). Ce décalage de dix ans explique en partie que le corpus HE soit moins volumineux que le corpus SD.

 

Figure 2 : Évolution temporelle du nombre de documents composant les deux corpus.

 

Des communautés scientifiques différentes et une interconnaissance limitée

L’analyse quantitative montre que la SD et les HE constituent deux courants scientifiques distincts, entre lesquels les liens sont ténus. Le premier indicateur de cette différenciation concerne les revues dans lesquelles les chercheur.ses des deux courants publient. Sur l’ensemble des revues investies par la SD et les HE (468), seules 22 revues sont communes (Figure 3), dont seulement deux (GAIA et Ambio) comptent parmi les 20 principales revues.

 

Figure 3 : Principales revues des courants SD et HE.

 

Deuxièmement, sur le total d’environ 4500 auteur.ices comptabilisé.es dans ce travail (3958 pour la SD, 561 pour les HE), seuls 26 auteur.ices sont répertorié.es dans les deux corpus (Figure 4). Par ailleurs, parmi les 20 principaux auteur.ices qui alimentent chacun des deux corpus, aucun n’est commun aux deux (Figure 4).

 

Figure 4 : Principaux auteur.ices publiant dans les courants de la SD et des HE.

 

Finalement, la SD et les HE évoluent dans des périmètres distincts, dans lesquels les auteur.ices et les revues ne se recoupent que très peu. Pour aller plus loin, nous avons exploré les liens d’inter-citations entre les principales revues. Nous avons mis en évidence que les articles publiés dans les revues spécialistes des HE (Geography Compass, Cultural Studies Review, Dialogues in Human Geography ou encore Anthropocene Review) ne sont que très peu citées dans les revues relatives à la SD (comme Sustainability Science, Sustainability ou Ecological Economics) (Figure 5). Par ailleurs, les chercheur.ses qui publient dans les ‘revues SD’ citent des publications de 16 revues SD et 5 revues HE ou mixtes, ce qui n’est pas le cas pour les ‘revues HE’ qui se citent relativement peu entre elles (Figure 5). Le courant des HE semble ainsi plus disparate et moins fédéré que le courant de la SD.

 

Figure 5 : Liens d’inter-citations entre les revues des deux corpus. Les revues encadrées contribuaient au corpus HE, tandis que les autres ne contribuaient qu'au corpus SD.

 

Des thématiques distinctes autour des enjeux environnementaux

Nous avons analysé les thématiques abordées par ces deux courants en nous intéressant aux mots-clés renseignés par les auteur.ices eux-mêmes. Parmi les 44 mots-clés utilisés dans les HE, une dizaine qualifient des enjeux environnementaux (global change, pollution, biodiversity), huit les questions de pouvoir, de justice et d’inégalités, six sont associés à des concepts et ontologies (new materialism, posthumanism, anthropocene ou environementalism), et enfin cinq renvoient aux dimensions sensibles des relations société-environnement (Figure 6). A l’inverse, les aspects d’interface science-société et d’éducation sont peu représentés dans les mots-clés.

 

Figure 6 : Cartographie des 44 mots-clés les plus utilisés dans le corpus HE.

 

En ce qui concerne le corpus de la SD, les mots-clés qui sont bien représentés concernent les enjeux environnementaux, les approches systémiques, l’évaluation écologique (sustainability assessment, life cycle analysis), l’interface science-société, l’éducation et la transformation. Les mots-clés portant sur les rapports de pouvoir, les inégalités, les concepts et les ontologies sont quant à eux minoritaires (Figure 7).

 

Figure 7 : Cartographie des 47 mots-clés les plus utilisés dans le corpus SD.

 

Sur la base de cette analyse, nous avons comparé les occurrences de chaque thématique dans les deux corpus (Figure 8). Cette comparaison suggère que les HE se focalisent notamment sur les dimensions politiques et ontologiques des enjeux environnementaux, alors que la SD met l’accent sur l’amélioration des connaissances via une approche systémique, ainsi que sur la diffusion de ces connaissances que ce soit via les interfaces science-société-politique ou l’éducation et l’apprentissage social.

 

Figure 8 : Comparaison des occurrences des thématiques dans les deux corpus.

 

Des convergences et similarités, une interconnaissance à développer

Si la cartographie bibliographique a révélé des divergences entre la SD et les HE, l’analyse lexicale (portant sur les résumés) et l’analyse qualitative (portant sur l’intégralité d’une sélection de documents) permettent de nuancer ce constat et de mettre en avant des convergences. L’analyse lexicale montre l’existence de cinq groupes lexicaux, qui couvrent plus de 95% des résumés, et qui sont tous présents dans les deux corpus. Par rapport à une distribution purement aléatoire, la SD mobilise davantage la Classe 1 et les HE mobilisent davantage les Classes 3 et 4 (Figure 9).

 

Figure 9 : Extrait de l’analyse lexicale.

 

La première hypothèse que nous avons formulée dans le cadre de l’analyse qualitative est que « les visées transformatrices de la SD sont plutôt technicistes, ciblant les socio-écosystèmes en recherchant des effets tangibles et mesurables ; les visées transformatrices des HE sont plus radicales, elles ciblent le politique, les ontologies et les modes de pensée dominants » (notre propre formulation). Une partie de nos lectures issues du corpus SD vise effectivement des transformations directes, via des solutions techniques et pratiques, avec une recherche d’effets tangibles sur le terrain (Childers et al., 2014). Toutefois, dans de nombreux écrits, associés à la SD comme aux HE, il ressort que ces transformations directes s’accompagnent de changements plus profonds, concernant les représentations ou les modes de pensées dominants (Blaise et al., 2017 ; Taylor & Pacini-Ketchabaw, 2015), l’identité ou les valeurs (Brown et al., 2019 ; Celka et al., 2020), les approches scientifiques (Bennett & Roth, 2019) ou encore les relations internationales (Burke et al., 2016). Ainsi, nos lectures suggèrent que les visées transformatrices de la SD et des HE se recoupent à certains endroits, et que par conséquent les deux courants pourraient partager davantage de choses que ce que ne laissent entendre les analyses quantitatives.

La seconde hypothèse concerne la co-construction des savoirs : « bien que la SD et les HE aient en commun de s'intéresser à l'analyse des jeux d'acteurs au sein des processus de co-construction, les HE s’intéressent davantage aux relations de pouvoir, avec la volonté de renverser les rapports de force » (notre propre formulation). Nos lectures ont confirmé que si les deux courants cherchent à impliquer des acteur.ices non-académiques dans la production de connaissances, ils le font dans une perspective différente, en particulier vis-à-vis de la place donnée aux jeux de pouvoir. Pour les HE, ces derniers sont un objet d’étude à part entière, investi à travers des approches postcoloniales ou féministes par exemple (Blaise et al., 2017 ; DeLoughrey et al., 2015 ; Pain, 2019 ; Taylor & Pacini-Ketchabaw, 2015). Dans la SD, les rapports de force sont davantage un point de vigilance dans la mise en place de démarches multi-acteur.ices qu’une problématique en tant que telle (Alrøe et al., 2017). Finalement, les deux courants ont des objectifs différents, ce qui se répercute sur la manière dont sont impliqués les acteur.ices non-académiques. La SD parle de « co-construction des savoirs » comme d’un impératif normatif ; les chercheur.ses sont invités à jouer un rôle concret dans la mise en place de dispositifs d’innovations multi-acteur.ices (Miller & Wyborn, 2020). Pour les HE, qui parlent davantage de « régimes de production de la vérité », il s’agit d’une réalité déjà à l’œuvre : les chercheur.ses observent des rapports de force existants, voire agissent sur eux parfois « de l’intérieur », à travers des postures d’immersion, voire de militantisme (Burke et al., 2016). On constate donc ici deux approches et postures relativement distinctes entre SD et HE sur la question de la co-construction des savoirs. Une analyse plus approfondie serait utile pour mieux comprendre si ces deux façons d’aborder la co-construction sont définitivement opposées et irréconciliables, ou si au contraire elles peuvent être mobilisées de manière complémentaire pour mieux répondre aux enjeux environnementaux actuels.

Enfin, la dernière hypothèse que nous avons formulée concerne les dimensions sensibles des relations société-environnement : « si elles intègrent toutes les deux les dimensions sensibles, le courant de la SD les aborde de façon périphérique via des approches systémiques (e.g. modélisation participative) tandis que les HE les traitent de manière qualitative et en font un objet central de recherche » (notre propre formulation). Nos lectures confirment que, dans la SD, les dimensions sensibles sont émergentes, c’est-à-dire marginales mais en développement (Heinrichs, 2019). Ces dimensions sont abordées via des concepts comme l’attachement ou la valeur relationnelle (Brown et al., 2019 ; Stenseke, 2018), ou sont intégrées dans des cadres d’analyse plus larges, comme celui des socio-écosystèmes, à travers les concepts de services écosystémiques culturels par exemple (de Groot & Braat, 2015 ; Musacchio, 2009 ; Wu, 2013). En revanche, la place des dimensions sensibles est centrale, voire inhérente, aux HE. Elles sont à la fois un objet de recherche, une posture de recherche et un moyen de diffuser la connaissance, par exemple à travers des dispositifs artistiques (Neimanis et al., 2015). Malgré ces différences, la SD et les HE convergent dans une certaine mesure : ces deux courants reconnaissent le rôle transformateur que peut avoir la prise en compte de ces dimensions sensibles, postulant que l’« écologie intérieure » ou le « monde intérieur » des individus est en partie à l’origine des problèmes environnementaux et que sa transformation peut donc apporter des solutions à certains grands défis actuels (Ives, 2020). Ainsi, nos lectures suggèrent que l’intérêt croissant de la SD pour les dimensions sensibles des relations société-environnement s’inspire, du moins en partie, des travaux des HE. Cela témoigne qu’un enrichissement d’un courant par l’autre semble possible, voire même souhaité par certain.es auteur.ices, dans une perspective de compréhension renouvelée et plus holistique des problématiques environnementales.

 

Limites de notre approche et pistes d’approfondissement

La présente étude comporte plusieurs limites. Des biais existent en relation avec le choix de la base de données Scopus car certaines recherches sont sous-représentées, en particulier celles qui sont publiées dans des revues non-anglophones, qui ne sont pas orientées vers l’international, qui sont faiblement citées, qui sont issues du monde non-occidental, ou qui sont issues des sciences humaines et sociales (Mongeon & Paul-Hus, 2016 ; Zhu & Liu, 2020). Les analyses quantitatives et lexicales pourraient être enrichies par de nouvelles requêtes, avec des mots-clés supplémentaires ou en utilisant de nouvelles bases de données. Ensuite, l’analyse quantitative invisibilise les éléments marginaux numériquement parlant, mais pourtant révélateurs de certains processus, par exemple le fait que les relations sciences-sociétés sont traitées de longue date par les Humanités. Enfin, comme évoqué précédemment, en se focalisant sur les publications évoquant explicitement (dans leurs titre, mots-clés ou résumé) la SD ou les HE, nos résultats ne portent finalement que sur ce qui pourrait être vu comme « les noyaux centraux » de ces deux courants et ne tiennent pas compte de tous les travaux qui gravitent de manière plus ou moins rapprochée autour de ces noyaux. Pourtant, on peut supposer que ces travaux périphériques introduisent un degré supplémentaire de diversité, voire d’ambiguïté, dans ces deux courants. Un élargissement de la focale pourrait être judicieux pour des comparaisons futures, avec une approche par exemple ciblant les travaux de certain.es auteur.ices clés, ou encore par couplage bibliographique (i.e. constitution des corpus sur la base des références citées).

Les pistes d’approfondissement de ce travail concernent également l’analyse qualitative, qui reste à affiner grâce à la lecture d’un plus grand nombre d’écrits et grâce à une approche qui permettrait aussi de mieux appréhender les trajectoires et évolutions de chacun des deux courants. Un travail qualitatif plus soutenu permettrait en effet une meilleure mise en cohérence des trois approches, quantitative, lexicale et qualitative. Une autre piste d’approfondissement consisterait à interroger l’homogénéité interne de chacun de ces courants, en analysant les divergences d’approches, de démarches et d’objectifs au sein des travaux se réclamant de la SD ou des HE. Un travail sur la variété de définitions de ces deux courants pourrait également être entrepris.

 

Conclusion

L’étude présentée ici, bien que préliminaire, tend à montrer que la SD et les HE sont engagées dans des dynamiques convergentes en dépit d’ancrages épistémologiques distincts. Par exemple, au sein de la SD, on voit de nouvelles thématiques de recherche émerger, notamment le dépassement de la dichotomie entre nature et culture, la mobilisation des arts et la prise en compte des relations de pouvoir. Sur ces questions, les HE ont mené de nombreuses réflexions, notamment à travers les approches post-humanistes ou éco-féministes, qui pourraient être sources d’inspiration. A l’inverse, les HE ont la volonté d’alimenter un dialogue intégré entre sciences humaines et sociales d’une part, et sciences biophysiques d’autre part. Sur ce point, la SD semble avoir fait un pas décisif, notamment via la mobilisation des concepts de socio-écosystèmes et des approches de modélisation multi-acteur.ices.

Pour conclure, notre étude révèle l’existence d’un espace pour des rencontres fertiles entre les courants SD et HE, qui présentent des domaines de complémentarité. L’enjeu des interactions à venir est d’éviter de durcir l’opposition entre la posture de radicalité politique des HE et la posture pragmatique de la SD. A l’issue de ce travail, nous retenons qu’au-delà des distinctions observées entre la SD et les HE, il semble exister un espace pour un dialogue constructif entre ces deux courants qui commence à être investi par certains chercheurs, ne serait-ce qu’au sein du collectif de l’UMR SENS auquel les auteur.rice.s appartiennent.

 

Bibliographie

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[1] Dans cet article, nous utilisons SD au singulier et HE au pluriel, suivant ainsi l’usage le plus fréquent dans la littérature scientifique internationale relative à la Sustainability Science et aux Environmental Humanities.

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Diversité des conceptions locales de la nature au Vietnam confrontée aux récits scientifiques

Christian Culas

Résumé : Du point de vue épistémologique, ce texte s’intéresse à la diversité des modes de production de connaissances sur la nature et sur les relations humain/nature. La question centrale du texte est celle de l’« adéquation empirique » entre les réalités locales de la nature à travers les perceptions, les expressions et les actions relatives à la nature. Devant le constat que de nombreux discours scientifiques sur ces réalités locales sont partiels, souvent réducteurs et parfois hyper-sélectifs, nous montrerons que l’association...

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