Actes n°1 / Humanités environnementales : sciences, arts et citoyennetés face aux changements globaux. Actes du colloque organisé à Montpellier les 5-7 octobre 2021

Le printemps à l’automne

Analyse d’enjeux écologiques et politiques à travers deux expositions de la Fondation EDF

Charlotte Mariel, Coralie Nicolle

Résumé

Résumé :

L’exploration des liens entre art, sensibilisation et médiation des enjeux écologiques nous amène à soulever la question suivante : comment les institutions et les organisations construisent-elles un discours sur des engagements écologiques à travers des œuvres d’art où il est question de notre lien à la nature ? Nous proposons une étude de cas sur deux expositions de la Fondation EDF, Climats artificiels et Courants verts. Par l’analyse des thématiques et des discours sur les expositions et sur les œuvres, nous montrerons la manière dont elles construisent des parcours et des grilles de perception pour le public, attribuent des rôles aux artistes, et finalement dépolitisent les enjeux environnementaux.

Abstract :

Exploring the links between art, awareness and mediation of ecological issues leads us to raise the following question: how do institutions and organizations construct a discourse on ecological commitments through art pieces dealing with our connection to nature ? Through a case study on two exhibitions of the EDF Foundation, Artificial Climates and Green Currents, we will analyze the themes and discourses on the exhibitions and on the works in order to show how they construct paths and a frame of perception for the public, assign roles to artists, and finally depoliticize environmental issues.

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Introduction

Au cours des années 60, le climat émerge comme problème public. Depuis, il n’a cessé de mobiliser et a fait l’objet d’une attention politique et médiatique croissante. Le public est confronté à une multiplication des discours sur l’écologie et plus particulièrement des discours pessimistes appuyés par des études scientifiques alarmantes questionnant l’avenir de la biodiversité et la survie de l’espèce humaine. « Crise écologique », « urgence climatique et environnementale » sont désormais des formules répandues dans notre langage quotidien (Pascual Espuny, 2022 ; Allard-Huver et Simon, 2022 ; Catellani, 2022). Si le problème est visible et reconnu politiquement et médiatiquement, il fait pourtant majoritairement l’objet d’un cadrage individualisé et dépolitisé, les responsabilités et solutions pesant sur les individus plutôt que sur une remise en cause de la structure sociale capitaliste dans son ensemble (Comby, 2015).

Qu’en est-il de la place de l’écologie dans l’art ? En considérant l’art comme une arène où se discutent les problèmes publics (Fraser, 1990), les artistes peuvent être partie prenante de la publicisation de certains problèmes, et ce, quelles que soient les attentes sociales sur les rôles et fonctions de l’art. Ils participent, à travers leurs œuvres et les dispositifs dans lesquels elles s’insèrent, à la médiation des enjeux écologiques. Si d’ordinaire, les expositions muséales portent un regard sur le passé et s'appuient sur des faits, les expositions liées aux thématiques environnementales exigent une inscription dans le présent et une prise de position (Davallon, 1998). L’évolution des espaces de création et des espaces de partage (Garraud, 1993 ; Fel, 2009 ; Blanc & Ramos, 2010 ; Ardenne, 2018 ; Ramade, 2022) témoigne des mutations des représentations de la nature, de l’environnement et des enjeux écologiques jusqu’à l’exposition inaugurale Fragile Ecologies en 1992, puis The Greenhouse Effect en 2000, Beyond Green : Towards a Sustainable Art en 2005, Art&Ecologie en 2005, Greenwashing en 2008, Acclimatation en 2008, pour ne citer qu’elles. Dans le cadre d’expositions artistiques, les œuvres touchant à la nature rendent visibles ou sensibles les enjeux écologiques et cherchent le regard du public dans l’espoir de déclencher une prise de conscience et une action. Elles expriment aussi des préoccupations, le vécu de situations problématiques (Dewey, 1927 ; Cefaï, 2016) et participent à construire les cadres de l'expérience (Goffman, 1974).

Lorsqu’il s’agit de parler d’environnement, de fortes attentes sociétales pèsent sur les entreprises. Ainsi, les enjeux écologiques deviennent porteurs d’enjeux communicationnels pour elles, au risque d’être accusées de greenwashing (Libaert, 2020). La Fondation EDF, créée et gouvernée par le groupe EDF, semble être une forme de réponse à ces attentes. Ainsi, elle soutient dans le monde entier des initiatives en faveur de la lutte contre le changement climatique et la préservation de la biodiversité. Elle dispose également d’un espace à Paris accueillant des expositions, des conférences, des débats et des ateliers. Le financement des expositions et des artistes soulève de nombreux paradoxes, lesquels sont dénoncés par les artistes les plus militants opposés aux mécènes et aux initiatives créées par les industries pétrolières. Nous pouvons citer à titre d’exemple la coalition Art But Not Oil dont le slogan est « For creativity, climate justice and an end to fossil-fuelled sponsorship of the arts ».

Comment les expositions font-elles médiation des enjeux écologiques ? Comment les institutions et les organisations construisent-elles un discours sur des engagements écologiques à travers des œuvres d’art où il est question de notre lien à la nature ? Nous proposons une étude de cas sur deux expositions de la Fondation EDF : tout d'abord l’exposition Climats artificiels, tenue du 4 octobre 2015 au 28 février 2016, en résonance à la 21e Conférence des Parties sur le changement climatique de 2015 (COP21), ensuite l’exposition Courants verts, tenue du 16 septembre 2020 au 31 janvier 2021, avec l’intention de réunir des artistes engagés qui créent « pour l’environnement ». En mobilisant les discours sur les expositions et sur les œuvres dans les dossiers de presse produits par la Fondation et une analyse qualitative et quantitative centrée sur les thématiques des 55 œuvres les composant, nous montrerons dans un premier temps que les parcours construits proposent un chemin de rédemption aux visiteurs. Nous nous intéresserons ensuite à la façon dont les enjeux écologiques sont abordés à travers les œuvres sélectionnées et nous conclurons enfin sur le rôle des artistes, tel qu’il apparaît dans le discours de la Fondation.

 

Proposer un parcours de rédemption : enfer, purgatoire, paradis

Au sein des expositions Climats artificiels et Courants verts cohabitent plusieurs récits et représentations des enjeux écologiques, avec néanmoins un point commun : tout s’apparente à une mise en scène où le public est conduit à un cheminement : enfer, purgatoire, paradis.

Climats artificiels propose trois axes : « Catastrophes ordinaires », « États transitoires, équilibre précaire » et « États du ciel ». Les œuvres présentes dans l’axe « Catastrophes ordinaires » insistent sur le caractère cauchemardesque d’une catastrophe naturelle ou artificielle, accidentelle ou intentionnelle. La partie « États transitoires, équilibre précaire » souligne le caractère mouvant et dynamique de l’environnement à travers des œuvres évoquant les changements des états de la matière, l’équilibre des fluides. Elles marquent l’instant suspendu dans un devenir incertain, font l’éloge du mouvement, voire une ode à la temporalité des phénomènes naturels. Dans « États du ciel », le public est invité à contempler et interagir avec les œuvres. En opposition avec l’enfer d’une catastrophe, le dispositif met en avant des dimensions ludiques et oniriques. Ainsi, le public oscille entre des œuvres « utopistes, inquiétantes, drôles ou émouvantes » (CA, p. 3). Dans le dossier de presse, le discours, centré sur le lien à la nature et au climat, met en avant la façon dont les artistes « questionnent l’essence de la nature, la remettent en cause, voire la détournent» (CA, p. 8), et insiste sur la volonté des artistes de reproduire, de capter, voire de manipuler le climat, suggérant ainsi l’idée illusoire que nous pourrons un jour maîtriser l’environnement.

Courants verts propose aussi trois axes : « Avertir », « Agir » et « Rêver ». De manière plus dialectique, cette exposition retrace ainsi le même cheminement (enfer, purgatoire, paradis) en construisant les récits d’une « crise », en incitant à l’action pour la combattre, et en invitant à rêver et imaginer un autre monde. Le sous-titre de l’exposition, « Créer pour l’environnement », présuppose une injonction, celle de créer « pour », et les parcours des axes déclinent aussi des impératifs. Le discours accompagnant l’axe « Avertir » insiste sur le caractère urgent de la situation écologique. Les représentations des paysages naturels n’ont ainsi pas seulement une visée esthétique ou métaphorique. Il s’agit de rendre compte d’une réalité. Le dispositif de l’exposition positionne ici les artistes comme des lanceurs d’alerte, détenteurs d’un savoir à transmettre. C’est le cas de Janet Biggs qui, dans son film Fade to White (2010), documente l’expédition d’un spécialiste du réchauffement climatique. Le dossier de presse en fait une description qui articule l’angoisse et l’apaisement, l’espoir et la désillusion. Quant à l’axe « Agir », il présente des œuvres qui transforment l’environnement avec une visée méliorative. Rêver d’un monde meilleur et d’une meilleure version de nous-même - selon le paradigme mélioriste de la philosophie américaine - comme certains ont rêvé d’un retour à la nature sauvage et à une forme de vie plus authentique, est-ce fantasmer quelque chose d’illusoire ? L’axe « Rêver » exprime l’idée qu’au lieu de sauver et restaurer le monde, les artistes impulsent une direction pour que nous adoptions des comportements vertueux envers la nature.

Ces cheminements révèlent les rapports entre émotions et morale qui sous-tendent notre lien et nos actions à l’égard de l’environnement.

 

Paradoxes d'une "crise" : entre catastrophisme et ode à la nature, réel et imaginaire

Climats artificiels et Courants verts proposent un récit de l’anthropocène et décrivent le monde dans lequel nous vivons en rendant compte des tensions qui persistent face au devenir incertain de l’humanité. Elles rendent compte des causes, pointent des responsables (ici les États et les industriels), projettent des conséquences et des solutions. Les deux expositions abordent ainsi le changement climatique en insistant sur l’idée du combat, de la lutte, du défi qu’il faut affronter. Le caractère désastreux, catastrophique et urgent de la situation est ainsi rappelé à de nombreuses reprises (« urgence environnementale », « une situation devenue scandaleuse ou insoutenable » (CV, p. 8), etc.). La menace imminente d’un monde sans l’homme semble devoir susciter un effet d’effroi chez le public, un sentiment de stupeur face au côté spectaculaire des paysages postapocalyptiques (« son devenir calamiteux », « dureté devenue inhumaine de la zone », « univers asséché d’où a été chassée toute vie humaine » (CV, p. 7), etc.). Parmi les thèmes les plus évoqués dans les œuvres, il y a l’écocide (extinction des espèces, déforestation, réduction de la biodiversité) et l'impact des pratiques de surexploitation agricole et de la pollution chimique sur l'environnement. Paradoxalement, en parlant de « notre actuel désastre environnemental » (CV, p. 8), la Fondation fait en outre de ce désastre quelque chose d’admis et d’ordinaire qui peut participer à une forme de banalisation (Arendt, 2002). Si la situation actuelle est abordée de façon dramatique, la nature est quant à elle louée. Dans la description des œuvres, la Fondation met en avant de façon prégnante le rapport à la nature (« se reconnecter à la nature », « rétablir le naturel », « remet…une couche de matière sauvage originelle », « ode à la vie sauvage », « restaurer, avec l’aide des artistes, notre lien intime au vivant » (CV, p. 16), etc.). L’analyse des thèmes des œuvres permet d’en dégager la diversité des éléments naturels et des paysages (lacs, forêts, océans, fleuves, nuages) représentés, pour les rendre sensibles et en faire l’éloge dans un rapport parfois nostalgique. Des œuvres expriment les forces de la nature pour elles-mêmes sans que les artistes ne déclarent d’intention de sensibilisation écologique : La Mer (1991-2014) d’Ange Leccia explore le mouvement des vagues, Sky TV (1966) de Yoko Ono enregistre l’état du ciel, ou l’installation de Tetsuo Kondo, Cloudscapes (2010), qui immerge physiologiquement le public dans un nuage.

Les deux cadrages des expositions diffèrent dans leurs façons de mobiliser les œuvres pour sensibiliser aux enjeux écologiques. Dans Climats artificiels, toute contestation frontale est mise à distance (« L’exposition privilégie des œuvres d’artistes pour lesquels le climat [...] est un outil de travail et non le support d’une contestation littérale » (CA, p. 2)) au profit d’une approche sensible, poétique et métaphorique. La dépolitisation par le poétique est ainsi manifeste et annoncée (« l’exposition sera poétique plutôt que politique » (CA, p. 3)). Le recours à la nature et la mise en avant du rapport au sensible, s’ils invitent à repenser notre rapport au monde, participent également à la neutralisation du potentiel politique des œuvres et à la contention de l’engagement artistique. À contrario, Courants verts revendique l’engagement artistique (« des artistes internationaux engagés dans le combat écologique », « tous résolument engagés » (CA, p. 3)).

Dans Courants verts, la période que nous vivons est désignée comme une mutation nécessitant une adaptation. La transition en cours est présentée comme un événement qui advient avec peu d’interrogations sur les responsabilités. L’impact de l’activité humaine est évoqué de façon distante. Dans Climats artificiels, avec l’affirmation « La lutte contre le changement climatique est un combat qui nous concerne tous » (CA, p. 3), la Fondation se positionne comme un acteur partageant une responsabilité équivalente à celle du public. Implicitement, ce discours met en avant une situation partagée par tous et unifie les expériences.

Au-delà des constats dramatiques de la « crise », d’autres œuvres permettent d'ouvrir l’horizon des possibles, parmi lesquelles les initiatives artistiques et citoyennes de préservation de la biodiversité. Par exemple, dans l’axe « Agir », plusieurs performances consistent à revégétaliser des espaces urbains : Joseph Beuys qui, aidé de volontaires, avait planté 7000 chênes en 1982, ou Thierry Boutonnier qui, dans le cadre d’une commande de la Fondation EDF, recueillait en 2020 des pousses de végétaux lors de ses marches urbaines dans des friches de Paris pour les transplanter. D’autres œuvres illustrent la déchéance d’un monde et proposent l’utopie d’un monde anticonformiste en interrogeant le rapport à la civilisation et à la technologie. Elles proposent des mondes où la nature reprendrait ses droits tant au niveau spatial (villes vertes) que temporel (rythmes de vie naturels). C’est le cas de Shared Propulsion Car (2007), voiture révolutionnaire crée par Michel de Broin où le moteur est remplacé par un système à pédale, qui dans l’axe « Rêver » est décrite comme semblant « en appeler à un retour à la force motrice humaine, contre l’énergie d’origine thermique, hautement pollueuse » (CV, p. 13).

Enfin, d’autres œuvres construisent un rapport plus métaphorique aux inquiétudes écologiques en ayant recours aux dimensions imaginaires de la matière (Bachelard, 1992). La contemplation et l’invitation à la rêverie peuvent participer alors à dépolitiser les enjeux. L’installation When the Bark of the Birchtree is Singing de Nathan Grimes propose par exemple de faire chanter les arbres tandis que les robes végétales de Nicole Dextras font l’éloge du printemps et de la nature.

Le classement des œuvres par axes impacte le regard sur les initiatives menées : d’un côté, dans « Agir », la Fondation livre l’impression d’une avancée concrète, de l’autre, dans « Rêver », elle place les initiatives artistiques dans le champ de ce qui est souhaité, imaginé, mais qui potentiellement n’advient pas. Rappelons que le rêveur est tout autant « celui, celle qui dépasse la réalité, qui transforme le réel par son imaginaire propre, qui crée, invente un monde » que « celui, celle qui vit ailleurs, décalé par rapport au réel » (CNRTL).

Ces expositions articulent des discours et œuvres qui cherchent à terrifier puis apaiser voire émerveiller tout en mettant en suspens la question des responsabilités de chacun. La Fondation affirme « Observer attentivement c’est déjà changer le monde » et invite ainsi les visiteurs à se placer dans une posture d’observation et de contemplation, réconfortante en un sens, loin des actions et des remises en question. Les œuvres choisies, peu interactives, requièrent peu d’actions du public. Les discours des expositions expriment trois intentions paradoxales : la volonté de ne pas dissimuler et édulcorer la situation (« Un focus sans anesthésie sur les principaux pollueurs » (CV, p. 5)), celle de ne pas la rendre plus dramatique (« sans pessimisme » (CV, p. 2)), et celle de rassurer le public en insistant sur la douceur et l'apaisement procurés par certaines œuvres (« Avec douceur, et pour nous ménager sans doute » (CV, p. 5)). Parmi les autres procédés utilisés, nous observons une mise en scène du doute sur l’issue de la « crise » maintenant le public dans un état de tension (« une voix apaisante semble nous dire que la beauté est encore de ce monde, et qu’il convient sans doute de ne pas désespérer. Mais est-ce sûr ? » (CV, p. 5)). Pour le public, l’image, par sa dimension mimétique et son pouvoir de représentation des vices et des vertus, a une dimension politique au regard de ce qu’elle provoque en culpabilité dans son regard (Rancière, 2008). Montrer le désastre, c’est aussi exhiber une vérité - qui peut paraître insoutenable - et faire éprouver au public un sentiment d’impuissance. C’est révéler l’inertie, tant dans les actions individuelles qui paraissent minimes face à l’ampleur de la « crise » décrite, que dans les actions collectives.

 

Le rôle des artistes face aux enjeux écologiques

Dans les dossiers de presse, les organisateurs de Climats artificiels et Courants verts produisent un discours assertif sur le rôle des artistes face aux enjeux écologiques : l’artiste est tout d’abord le témoin, l’observateur d’une réalité. Il participe à son enregistrement, à sa captation (« œuvre-témoin », « travail scrutateur » (CV, p. 5) etc.). Une fois cette réalité enregistrée, son rôle est de la communiquer, la raconter, la mettre en récit, tantôt en la célébrant (« artiste soucieuse de célébrer les splendeurs de la nature […] célébration physique de la beauté et de la richesse environnementale » (CV, p. 6)) tantôt en la dénonçant pour attirer l’attention, porter un message et avertir (« l’un des premiers réflexes de l’artiste est d’avertir. L’exposition donne à voir cette position de l’artiste, celle de sentinelle et de lanceur d’alerte » (CV, p. 4)). Cette communication passe par le partage de sa propre expérience du changement climatique, de son ressenti, de ses préoccupations (« De nombreux artistes contemporains se soucient en effet de la menace d’un changement de climat et en font directement état dans leur travail » (CA, p. 3), « communique sans mot sa propre anxiété » (CV, p. 5)). Les dossiers de presse entretiennent également le mythe de l’artiste sauveur portant la responsabilité d’éveiller la conscience (« l’expression artistique contribue à éveiller les esprits » (CV, p. 3)), proposant des solutions, et résistant (« La pulsion qui consiste à avertir induit que l’on agisse, que l’on ne demeure pas inerte » (CV, p. 8)).

Si le discours des expositions participe à définir le rôle des artistes, il passe en revanche sous silence celui des entreprises comme EDF. Le cas d’EDF nous permet plus largement de nous interroger sur le rôle des entreprises et leurs intérêts à encourager des démarches artistiques. Au-delà de ce qu’elles véhiculent, ces œuvres sont présentées au sein d’expositions qui répondent à des intentions stratégiques. Parmi elles, celle de travailler son image autour des enjeux écologiques, démontrer son engagement à travers le recours à l’art tout en construisant un rapport optimiste à l’environnement et un rapport moral à l’éducation. Organiser ces expositions, s’associer à des artistes reconnus, financer leur engagement, ne sont-ils pas également des moyens de « faire du bruit sans faire de vague » (Comby, 2013) ?

 

Climats artificiels et Courants verts : un regard dépolitisé et optimiste sur les enjeux écologiques ?

Pour conclure, dans ces expositions, plusieurs éléments participent à la dépolitisation et au lissage d’œuvres au potentiel subversif ou, à l’inverse, attribuent un engagement à des artistes et présupposent des effets à la réception de certaines œuvres. Ces expositions reposent sur le postulat selon lequel l’art permet de sensibiliser grâce au sensible. Elles attribuent à l’art non seulement un rôle et une efficience (changer les mentalités, les habitudes du public, etc.) mais aussi l’injonction à être le fruit d’une expérience sensible et poétique. À travers des parcours dialectiques, elles créent des cheminements pédagogiques (s’informer, comprendre, ressentir, agir) dont les rouages déterminent des effets et des affects (stupeur, effroi, culpabilité, rage, fureur, contemplation, émerveillement). Elles partent du principe qu’il y a un effet politique, que le public n’est pas un spectateur passif et qu’il se sent concerné par la responsabilité environnementale. Cependant, critiquer la réalité n’induit pas nécessairement une réaction (Rancière, 2008). Finalement, ces dispositifs suggèrent un parcours qui invisibilise certaines réflexions et propose des grilles de perception et interprétations encourageant à une forme de rédemption. Les œuvres exposées, peu interactives, favorisent un rapport contemplatif du public qui pourra malgré tout interpréter politiquement le sens de ces œuvres lors de leur réception, et ce, quel que soit l’engagement artistique.

L’analyse de Climats artificiels et Courants verts montre la capacité des dispositifs muséographiques à s’approprier des pratiques artistiques et construire un discours autour de l’engagement artistique au profit d’enjeux d’image et de responsabilité sociale pour EDF. Que cela concerne le public ou les artistes, le discours de la Fondation EDF construit une invitation voire une injonction à l’engagement dans une expression contenue, éloignée de toute radicalité. La volonté d’un dialogue avec la société civile est ainsi instaurée de façon artificielle et normative. L’analyse des enjeux écologiques dans ces expositions cristallise finalement de nombreux paradoxes, et pour reprendre l’image de Rachel Carson, ce que nous pouvons ressentir au regard de la situation climatique : aussi bien l’effroi que l’émerveillement de vivre un printemps à l’automne.

 

Bibliographie

Climats artificiels, Dossier de presse de l'Espace Fondation EDF, Commissariat : Camille Morineau, 2015. (Abrégé CA dans le texte)

Courants verts. Créer pour l’environnement, Dossier de presse, Fondation EDF, Commissariat : Paul Ardenne, 2021. (Abrégé CV dans le texte)

Allard-Huver, F., & Simon, J. (2022). Communication et humanités face aux défis environnementaux. Questions de communication, 41, 187-196.

Ardenne, P. (2018). Un art écologique : Création plasticienne et anthropocène (Illustrated édition). Bordeaux : Le Bord de l’Eau.

Arendt, H. (2002). Condition de l’homme moderne (G. Fradier, Trad.). Paris : Pocket.

Bachelard, G. (1992). L’air et les songes : Essai sur l’imagination du mouvement. Paris : Le Livre de Poche.

Blanc, N., & Ramos, J. (2010). Écoplasties. Art et Environnement. Paris : Manuella Éditions.

Catellani, A. (2022). Signes, sens et environnement. Questions de communication, 41, 197-210.

Cefaï, D. (2016). Publics, problèmes publics, arènes publiques …Que nous apprend le pragmatisme ? Questions de communication, 30, 25-64.

Comby, J. B. (2013). Faire du bruit sans faire de vagues. Une analyse sociologique de la communication de l’État sur les questions climatiques. Communication. Information médias théories pratiques, 31.

Comby, J. B. (2015). La question climatique : genèse et dépolitisation d’un problème public. Paris : Raisons d’agir.

Davallon, J. (1998). L’environnement entre au musée. Lyon : Presses Universitaires de Lyon.

Dewey, J. (2010, 1e éd. 1927) (trad. de l’américain par J. Zask). Le Public et ses problèmes. Paris : Gallimard.

Fel, L. (2009). L’Esthétique verte : De la représentation à la présentation de la nature. Seyssel : Champ Vallon.

Fraser, N. (1990). Rethinking the Public Sphere : A Contribution to the Critique of Actually Existing Democracy. Social Text, 25/26, 56-80.

Garraud, C. (1993). L’idée de nature dans l’art contemporain. Paris : Flammarion.

Goffman, E. (1974). Frame analysis : An essay on the organization of experience. Harvard : Harvard University Press.

Libaert, T. (2020). Des vents porteurs : Comment mobiliser (enfin) pour la planète. Paris : Ed. Le Pommier.

Pascual Espuny, C. (2022). La communication environnementale, au cœur des humanités environnementales. Questions de communication, 41, 211-222.

Ramade, B. (2022). Vers un art anthropocène : L’art écologique américain pour prototype. Dijon : Les Presses du réel.

Rancière, J. (2008). Le spectateur émancipé. Paris : La fabrique éditions.

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