Actes n°1 / Humanités environnementales : sciences, arts et citoyennetés face aux changements globaux. Actes du colloque organisé à Montpellier les 5-7 octobre 2021

Les humanités environnementales au service des projets de territoire

Apports de la géographie de la relationalité

Damien Marage, Anne Jegou

Résumé

Résumé :

S’il y a bien un domaine complexe, c’est celui de nos relations avec les collectifs du vivant. Ces derniers doivent pouvoir participer à l’administration et l’intendance des territoires. Nous, humains, possédions la nature, ses ressources, ses possibilités de production. Aujourd’hui, l’idée est d’être « possédé », soi-même, par un milieu de vie. La question des lieux, des espaces et des territoires est peu traitée par les humanités environnementales. Que peut apporter l’analyse géographique pour ces perspectives spatiales ? Comment co-produire avec les collectifs du vivant dans les projets de territoires ? Judith Butler essaie à l’aide du concept de relationalité de reformuler des enjeux politiques et éthiques du vivre ensemble à partir du corps. Il importe de repenser les rapports entre le sujet politique et le monde dans lequel il vit et agit, de façon à promouvoir des relations plus égalitaires entre les individus et avec leur environnement. Aborder la géographie sous l’angle de la relationalité nous permet de rentrer dans le champ des humanités environnementales. Plusieurs pistes s’ouvrent pour faire rentrer cette géographie de la relationalité en prise avec les projets de territoire. Il s’agit d’écouter les collectifs du vivant, de les faire « parler », de révéler leur présence à notre monde, en cherchant à les faire entrer dans nos processus de gouvernance. Aménager implique maîtrise et contrôle, du double point de vue juridique et technique. Or, dans un projet de territoire, les systèmes socio-écologiques ont leurs propres dynamiques, sources d’incertitudes. Nous pouvons gérer cette extériorité par l’intensité de la relation : ce que nous mettons dedans et ce que nous en retirons. Mettre en place différentes temporalités ouvre des pistes concrètes pour rationaliser, améliorer la délibération et prendre des décisions concrètes dans l’intégration des collectifs du vivant dans les projets de territoire.

Abstract :

If there is one complex issue, it is that of our relations with other-than-humans. The latter must be able to participate in the administration of territories, in their stewardship. We, humans, used to own nature, these resources, these production possibilities. Today, the idea is to be 'owned', oneself, by a living environment. The question of places, spaces and territories is little addressed by the environmental humanities. What can geographical analysis contribute to these spatial perspectives? How can we co-produce with other-than-humans in territories projects? Judith Butler tries to reformulate the political and ethical issues of living together from the body, using the concept of relationality. It is important to rethink the relationships between the political subject and the world in which he or she lives and acts, in order to promote more egalitarian relationships between individuals and their environment. Approaching geography from the angle of relationality allows us to enter the field of environmental humanities. Several avenues are open to bring this geography of relationality into contact with territorial projects. It is a question of listening to other-than-humans, of making them 'speak', of revealing their presence in our world, by seeking to include them in our governance processes. Planning implies mastery and control, from both a legal and technical point of view. However, in a territory project, socio-ecosystems have their own dynamics, which are sources of uncertainty. We can manage this externality through the intensity of the relationship: what we put in and what we get out. Setting up different temporalities opens up concrete avenues for rationalizing, improving deliberation and making concrete decisions in the integration of other-than-humans in territories projects.

Mots-clés

Plan de l'article

Télécharger l'article

Introduction

Que nous l'acceptions ou non, nous sommes investis d'une responsabilité inconnue des générations antérieures, celle de laisser aux générations futures une terre habitable, et celle de ne pas altérer nos conditions biologiques d'existence. Faute de quoi nos descendants ne pourraient ni progresser, ni exercer leur propre responsabilité (Jonas, 1979). La fragilité du monde et notre puissance modifient ainsi radicalement l'ordre de grandeur de nos obligations morales. Nous sommes devenus responsables de l'existence même des générations futures et de la perpétuation des processus biologiques et écologiques, condition de toute forme de vie, humaine y compris.

Cette nouvelle ère géologique, l’Anthropocène, pensons-nous, est propice à une recomposition des savoirs. Les découvertes de la mécanique quantique et les lois de la relativité générale ont propulsé les sociétés dans un champ de connaissances sans équivalent historique : la science était bonne et toute bonne pour reprendre la formule de Michel Serres (1990). L’usage militaire de la fission nucléaire a précipité de nombreux physiciens et ingénieurs vers le champ de la biologie. C’est le cas de James Watson, dont l’apport conceptuel du biologiste Francis Crick, combiné aux techniques utilisées en physique, ont permis la découverte de l’ADN et de percer les secrets de la Vie (Monod, 1970). Nous maîtrisons aujourd’hui les processus physiques dans l’infiniment grand et l’infiniment petit ; nous manipulons le vivant à l’aide de « ciseaux moléculaires » CRISPR-Cas9, à l’origine de la biologie de synthèse (Doudna et Charpentier, 2014). A l’échelle globale, par le jeu des communications instantanées et planétaires, nous pesons sur la Terre (Elhacham et al., 2020). Va-t-on voir émerger une nouvelle discipline, comme jadis la biologie moléculaire ? Sommes-nous à nouveau entrés dans un moment propice à la recomposition des savoirs ?

Depuis l’époque moderne, les sciences humaines et sociales occidentales se sont formées à la faveur du dualisme humains-nature (Descola, 2005), c’est-à-dire de l’affirmation selon laquelle les sociétés constituent un phénomène spécifique, régi par des lois propres, différentes des lois de la nature. Les humanités environnementales étudient la mutation écologique de nos sociétés, constituant un nouveau paradigme de la pensée écologique dont les deux traits originaux sont l’affirmation des limites à la croissance matérielle et la critique de l’anthropocentrisme (Blanc et al., 2017). Le corpus des humanités environnementales repose sur deux axiomes (i) les relations des sociétés à elles-mêmes ne peuvent être comprises sans y intégrer les relations à la nature ; (ii) il faut repenser la société et le changement social en fonction de la relation des communautés humaines aux autres vivants. Quatre champs disciplinaires sont communément investis, à savoir (i) l’anthropologie de la nature, (ii) la philosophie environnementale, (iii) l’éthique environnementale, (iv) l’économie écologique (Blanc et al., 2017).

Par-delà des choix techniques, les bouleversements actuels nous obligent à une transformation importante de nos relations au vivant, de nos attitudes et systèmes de valeurs individuels comme collectifs. Certes, la géographie culturelle et la géographie sociale observent, interprètent les comportements et les représentations des humains, y compris dans leurs relations à l’environnement, au travers par exemple du concept-clé de médiance (Berque, 1990). La géographie environnementale observe, analyse et modélise des interactions entre les activités humaines et l’environnement (Mathevet & Godet, 2015). Habitabilité pour les uns, solidarité pour les autres. Les enjeux des crises contemporaines requièrent une traduction éthique mais aussi ontologique (Barnett, 2018). Il s’agit de développer des modes de vie moins dépendants des énergies fossiles, sans faire supporter leurs coûts socio-écologiques aux plus faibles ou plus isolés. S’il y a un domaine complexe, difficile à explorer et à spatialiser, c’est celui de relations entre nous humains avec les autres collectifs du vivant, ces autres avec qui nous partageons déjà tant, sans le savoir (Latour, 2018 ; Descola, 2005). L’enjeu d’une géographie de la relationalité est de formaliser et spatialiser les attachements, afin de rendre compte de la diversité des tensions, d’ouvrir des champs d’action démocratique et de redonner toute leur place à nos interactions avec les collectifs du vivant.

 

Retisser le lien entre humains et collectifs du vivant

La tâche est ambitieuse. L’humanité est à présent urbaine : en Europe, nous sommes plus de 70% à vivre en ville (Kabisch et Haase, 2009). Or la plupart des citadins n’ont pas conscience de l’érosion sans précédent de la faune et de la flore et de la dégradation des processus écologiques en cours, percevant la biodiversité au même titre que le ciel étoilé. Ainsi, les étoiles naissent et meurent à des millions d’années-lumière ; la lumière de leur scintillement semble immuable à l’échelle d’une vie. Rien ne change, elles sont toujours là et pourtant elles sont mortes pour la plupart. C’est le même phénomène avec les processus d’effondrement des populations animales et végétales. Chaque jour, les citadins ouvrent leurs volets. Rien ne semble changer dans le paysage urbain environnant et les mouvements des quelques espèces sous leurs yeux leur donnent l’impression d’un immuable tableau. Or l’érosion de la biodiversité, largement documentée, s’inscrit bien dans nos territoires, y compris urbains (IPBES, 2019).

Dès les lointaines racines de la sociologie, l'homme explique la nature au moins autant que la nature explique l'homme. « L'homme a influé, plus anciennement et plus universellement qu'on ne pensait, sur le monde vivant » selon Vidal de la Blache. Cette manière de concevoir les relations des humains et de l'environnement marque la réflexion de Maximilien Sorre, un des pères fondateurs de l’écologie humaine (Acot et Drouin, 1997). Aldo Leopold (1949) faisait déjà le constat, dans l’Almanach d’un comté des sables que « le progrès n'est pas de faire éclore des routes dans des paysages déjà merveilleux mais de faire éclore la réceptivité dans des cerveaux humains qui ne le sont pas encore ». En 2003, Rosenzweig nous invitait à une écologie de la réconciliation, pour remettre du lien avec la nature à partir de nos modes de vie et de notre empreinte écologique. Les aires protégées, mais aussi les parcs et jardins constituent des territoires privilégiés pour cette reconnexion avec le vivant, en tant que lieux de liens, de dialogue et d’échange. Un nombre croissant de travaux en sciences sociales nous révèle l’importance de nos liens d’attachement à la nature dans la fabrique du sens, des identités et des cultures, ainsi que dans la construction des territoires (Diaz et al., 2015 ; Silvain, 2020 ; Schröter et al., 2020). Que serait la Camargue sans ses chevaux et ses taureaux, mais surtout sans ses marais et ses flamants roses ? (Mathevet, 2020). Enfin, respecter la nature, c’est aussi respecter l’autre : comme les travaux de psychologie le documentent, se frotter à l’altérité des autres collectifs du vivant facilite le ressourcement, la connaissance et le respect de soi comme des autres (Kaplan et Peterson, 1993).

 

Territorialiser les liens avec les collectifs du vivant par la géographie de la relationalité

Si les humanités environnementales se proposent d’étudier la mutation écologique de nos sociétés selon les concepts, méthodes et outils de l’anthropologie de la nature, de la philosophie environnementale, de l’éthique environnementale et de l’économie écologique, alors la géographie de la relationalité peut constituer un cinquième et nouveau champ disciplinaire. L’objectif est de territorialiser cet enjeu au service des projets de territoire, en partant du principe que le territoire est au fondement d’un projet de société. D’ailleurs, n’est-ce pas la notion de projet qui est à l’origine de ce qui fait territoire ou ne le fait pas ? Aujourd’hui, des institutions internationales, comme l’UICN, se saisissent de ce concept en prônant un « vouloir habiter autrement la Terre » (Sarr, 2017), après avoir constaté que trop de territoires ont été engagés sur des trajectoires aux conséquences désastreuses pour les humains et les autres êtres vivants (Blandin et Marage, 2021). Ces institutions, pour initier de nouvelles trajectoires locales, invitent à élaborer des projets de territoire visant de nouvelles façons d’organiser la vie des humains et des autres vivants, afin de concrétiser le désir de « mieux-vivre ensemble » : il s’agit dès lors d’engager tous les territoires dans une mutation écologique maîtrisée par les acteurs locaux dans le cadre d’une gouvernance participative et démocratique (id.). Ainsi, le territoire doit être à la fois le signifiant et le signifié : il est cet espace géographique et historique, ce système complexe qui résulte d’un passé partagé, vécu et d’un destin, d’une destination souhaitée, d’un sens dans ses trois acceptions : (i) le sens est ce qui donne à la fois la direction de la mutation écologique, c’est le registre de l’utile ; (ii) le sens est la signification de cette mutation dans le registre du social et du politique et (iii) le sens est la sensation, dans le registre de l’esthétique et de la qualité et du cadre de vie.

 

Proposition d’un cadre théorique pour une géographie de la relationalité

Plusieurs pistes s’ouvrent alors pour une géographie de la relationalité dans les projets de territoire. Cette géographie nous invite à observer, décrire, modéliser et spatialiser les interactions entre les humains et les collectifs du vivant, à partir des concepts apportés par Judith Butler (2016) et repris par Joshua Barnett (2018). Judith Butler (2016) part du concept de relationalité pour reformuler les enjeux politiques et éthiques du vivre ensemble à partir des corps, en ce qu’ils reflètent le monde et qu’ils constituent notre première maison. L’objectif de cet article est donc de proposer à leur suite une relationalité comprise dans trois dimensions spatiales, sur la base de concepts doubles représentant la condition initiale et son aboutissement :

  • Exposition et précarité : Où se situent les collectifs du vivant exposés à des risques ? Où se trouvent les humains responsables de leur maintien ? Où transitent ces interdépendances mutuelles ?

  • Infrastructures et coexistence : Où se localisent les institutions, aiguillées par les citoyens, garantissant la coexistence et la rencontre des humains avec les collectifs du vivant ? Où se situent ces infrastructures ?

  • Assemblées et assemblages : Les espaces de débat public favorisent une gouvernance territoriale incluant les collectifs du vivant : où sont-ils ? Sont-ils mis en place ?

Dimension de la relationalité

Type/forme de lien

Exemple d’actions dans les territoires

Exposition et précarité

Accorder de la considération

Ressentir une responsabilité

Se sentir embarqués sur la même terre 

Viser un mieux-vivre ensemble

Prendre soin ; Nourrir/Arroser

Réduire les pollutions

Charte de l’arbre

Permis de végétaliser

Centres de soin de la faune sauvage

ONG protection animale/végétale

Plan zéro émission

Zéro Phyto en ville

Infrastructure et coexistence

Planter ; introduire

Vivre ensemble avec les commensaux

Laisser-être, laisser place

Tenir compte des déplacements

PLU : arbres et espaces classés

Stérilisation d’animaux

Pieds d’arbres végétalisés 

Forêt urbaine

Perméabilisation des sols

Coefficient de biotope

Trame brune, trame noire

Rivières à ciel ouvert

Continuité écologique

Assemblée et assemblage

Mieux-vivre ensemble avec les collectifs du vivant

Co-produire des politiques de mieux-vivre ensemble avec les collectifs du vivant

Ateliers de concertation

Budgets participatifs

Plan Biodiversité

Figure 1 : Les trois dimensions de la relationalité, leur forme et leur application en milieu urbain (Marage et Jégou 2022)

Une géographie de la relationalité écoute les collectifs du vivant, les fait « parler », révéler leur présence à notre monde d’humains et tente de les faire entrer dans nos processus de gouvernance. Il convient, dans ce cas, de réanalyser la place des Systèmes Socio-Écologiques (SES). Le concept de relationalité et sa géographie offrent une nouvelle perspective pour comprendre quels sont les processus sociaux et matériels qui favorisent ou entravent l’habitabilité et la solidarité d’un système socio-écologique (Lejano, 2019). La géographie de la relationalité cherche à comprendre un système non pas tant comme un ensemble d'entités en interaction (réseaux sociaux, réseaux et connectivités écologiques) mais en mettant l’accent sur la localisation et la spatialisation de ces relations. L’objectif est de mieux révéler et comprendre la richesse des pratiques qui guident un système socio-écologique.

 

Les dispositifs de la relationalité

Lorsqu’un groupe humain s’inscrit dans une démarche de reconnaissance des interdépendances socio-écologiques d’un territoire, il construit de l’action collective et accroît sa résilience aux crises, renforçant ses liens de solidarité écologique (Mathevet, 2015 ; 2018). L’intendance écologique, qui prend soin et veille, se définit comme un mode de gestion responsable des activités humaines, limitant leurs impacts sur l’environnement afin de conserver la biodiversité et les paysages, leurs valeurs d’usages et de non-usages pour les humains et les collectifs du vivant. Le droit doit viser la question du bien commun, ainsi que des communs comme réservoirs de ressources communes (Ostrom, 2010). Le bien commun, c’est ce que l’on défend contre toutes formes de pollutions : industrielles et agricoles mais également d’autres plus insidieuses (sonores, lumineuses). C’est d’abord l’habitabilité de la planète qui est à préserver (Bourg, 2018).

Parmi les moyens, les initiatives citoyennes vont-elles faire émerger un nouveau mode d’organisation plus horizontal, collégial et consensuel, de type « no leader » ? C’est le processus d’empowerment, de capacitation citoyenne selon la définition de William Ninacs (2008), qui porte en elle des valeurs éthiques de coopération, d’utilité sociale et de non-lucrativité. Cette gouvernance citoyenne s’accompagne d’une empathie : penser selon les représentations des autres, investir les difficultés individuelles et collectives pour partager des références et créer du sens en commun. Le ménagement des temporalités ne peut être que crucial face à l’imminence : synchronisation des décisions de l’autorité publique avec la société, dilatation du lien entre connaissance et action, accélération du partage de la connaissance. Cela peut se traduire par une « perte de temps » à jouer pour délibérer ou réorganiser des services d’une collectivité (Mathevet, 2015). Les dispositifs de jeux sérieux permettent de se mettre à la place des diverses parties prenantes pour explorer de façon participative les interdépendances socio-écologiques d’un territoire mais aussi de donner une valeur sociale, économique et symbolique aux interdépendances (Bonté et al., 2019).

 

Une praxéologie des projets de territoire renouvelée avec la géographie de la relationalité

Comment co-produire avec les collectifs du vivant dans un projet de territoire ? Il y a bien dans le projet de territoire une poièsis au sens où ce sont des idées et des représentations (graphiques, orales et écrites) de la mise en valeur d'un paysage ou d'un lieu, et c’est aussi une praxis, en ce sens ou ce sont des outils et des processus, en général collectifs, de conception et de création de paysages réels ou imaginaires. Pour reprendre le néologisme de Catherine et Raphaël Larrère (1997), comment passer de la praxis (les comportements, les valeurs qui sont de plus en plus partagées), pour aller vers une oikopoièsis, une « capacité des hommes à faire de la nature leur demeure » (Di Chiro, 2014) ? Patrick Blandin et Donato Bergandi parlaient en 2000 d’écologie transactionnelle. Comment parler aujourd’hui d’une géographie transactionnelle, c’est-à-dire d’une géographie de la relationalité ?

La qualité constitue une propriété essentielle à cette oikopoièsis : les productions communes sont conditionnées par la qualité des relations (Chabot, 2019). Cela signifie qu’il faut se mettre d’accord sur l’état de notre territoire partagé et porter un jugement de valeur au travers de l’évaluation. L’évaluation de la qualité paysagère permet en particulier le retour du sensible et du sauvage : « il n'y a pas d'autre moyen si nous voulons engranger la moisson esthétique que la nature est capable d'offrir à la culture » selon Aldo Leopold (1949). Sans céder à une vision romantique, il semble évident que la dimension sensible doive être intégrée à la définition d’un « bon projet », comme l’ont montré Benoît Boutefeu et Paul Arnould (2006) à propos du gestionnaire de forêts. L’autorité publique se voit donc confier un bien public à la fois matériel et idéel, physique et symbolique, un véritable « objet hybride » selon Bruno Latour.

 

Mettre en œuvre la géographie de la relationalité dans des projets de territoire, l’animal, comme média

La géographie animale (Bortolamiol et al., 2017) s’est développée d’abord par l’analyse des grands prédateurs et ongulés dans les aires protégées (Poinsot et Saldaqui, 2012). Désormais tous les animaux peuvent être considérés, dans des relations très variées, comme le montre le dernier numéro de la Documentation Photographique, intitulé « Humains et animaux, une géographie de relations » (Estebanez, 2022). Néanmoins, le patrimoine naturel ne comprend pas toujours un patrimoine animal, plus souvent à géométrie variable que le patrimoine végétal, en fonction des éventuelles frictions avec les humains. Pourtant l’animal constitue un moyen particulièrement signifiant pour pratiquer la relationalité, car il pose d’autant plus, par sa propre présence, la question du sauvage.

En ville en particulier, la majorité animale est soit domestique, soit « nuisible » (blattes, pigeons, ragondins, rats). Comment trouver une place pour les animaux commensaux, majorité oubliée de nos espaces humanisés, dont le régime alimentaire se rapproche de plus en plus du nôtre ? En ville les renards sont tirés et les étourneaux-sansonnets effarouchés. Certains animaux peuvent être recherchés dans la ruche urbaine, comme les abeilles domestiques, ce qui peut se faire au détriment des abeilles sauvages. Seuls quelques animaux protégés parviennent à acquérir un droit de cité, notamment les batraciens et les reptiles, lézards et chauve-souris.

Ces territorialités animales urbaines incluent une liminarité avec les humains. A partir du concept de voisinage, Joëlle Zask (2020) propose une « alliance » avec les animaux dans la cité. Un droit à la mobilité, d’existence et plus simplement un droit d’être là pourrait être ainsi reconnu à un certain nombre de collectifs du vivant, en tant qu’usagers, eux aussi, de l’espace (Butler, 2016).

 

Conclusion

Les collectifs du vivant doivent, maintenant, participer à l’administration des territoires, à leur intendance. Pour reprendre l’idée de Philippe Descola, les Modernes étaient censés posséder la nature. Aujourd’hui, l’idée est d’être « possédé », soi-même, par un milieu de vie, pour pouvoir tisser une intimidé profonde entre humains et collectifs du vivant. L’humilité doit remplacer la vanité ; la réciprocité doit remplacer la domination. Il faut trouver les moyens d’habiter différemment le monde (Saar, 2017 ; Blandin et Marage, 2021). La géographie de la relationalité pourrait ainsi constituer un cinquième champ des humanités environnementales.

 

Bibliographie

Acot, P., Drouin, J.-M. (1997). L'introduction en France des idées de l'écologie scientifique américaine dans l'entre-deux-guerres. Revue d'histoire des sciences, t.50, vol. 4, 461-479.

Barnett, J. T. (2018). Thinking ecologically with Judith Butler. Culture, Theory and Critique, vol. 59, No 1, 20-39.

Blanc, G., Demeulenaere, E. et Feuerhahn, W. (2017). Humanités environnementales : enquêtes et contre-enquêtes. Paris : Presses universitaires de la Sorbonne.

Blandin, P., et Bergandi, D. (2000). A l'aube d'une nouvelle écologie ? Il faut admettre qu'il n'y a plus la nature d'un côté, l'homme de l'autre. La Recherche, No 332, 56-59.

Blandin, P. et Marage, D. (dir.) - avec la participation de : Barnaud, M., Benest, G., Carrez, S., Ducarme, F., Garnero-Morena, C., Gosselin, F., Livoreil, B., Rogel, J.-P. et Simon, L. - (2021). L’avenir du vivant. Nos valeurs pour l’action. Paris : UICN.

Berque, A. (1990). Médiance. De milieux en paysage. Montpellier : Reclus.

Bonte, B. et al. (2019). Analyzing coastal coupled infrastructure systems through multi-scale serious games in Languedoc. Regional Environmental Change, vol. 17, No 19, 1879-1889.

Bortolamiol, S., Raymond, R. et Simon, L. (2017). Territoires des humains et territoires des animaux : éléments de réflexion pour une géographie animale. Annales de géographie, vol. 176, No 4, 387-407.

Bourg, D. (2018). Une nouvelle terre : pour une autre relation au monde. Paris : Desclée de Brouwer.

Boutefeu, B., et Arnould, P. (2006). Le métier de forestier, entre rationalité et sensibilité. Revue Forestière Française, vol. 58, No 1, 61-72.

Butler, J. (2016). Rassemblement. Pluralité, performativité et politique. Paris : Fayard.

Chabot, P. (2019). Traité des libres qualités. Paris : PUF.

Descola, Ph. (2005). Par-delà nature et culture. Paris : Gallimard.

Diaz, S., Demissew, S., Carabias, J., Joly, C., Lonsdale, M., Ash, N., Larigauderie, A., Adhikari, J. R., Arico, S. and Báldi, A. (2015). The IPBES Conceptual Framework-connecting nature and people. Current Opinion in Environmental Sustainability, vol. 14, 1-16.

Di Chiro, G. (2014). Ramener l'écologie à la maison. In Hache, Emilie (dir.), De l'univers clos au monde infini. Bellevaux : Éditions Dehors, 191-220.

Doudna, J. and Carpentier, E. (2014). The new frontier of genome engineering with CRISPR-Cas9. Science, vol. 346, n°6213.

Elhacham, E., Ben-Uri, L., Grozovski, J., Bar-On, Y. M. and Milon, R. (2020). Global human-made mass exceeds all living biomass. Nature, No 188, 442–444.

Estebanez, J. (2022). Humains et animaux. Une géographie de relations. La Documentation Photographique, dossier 8149, CNRS éditions.

Jonas, H. (1979). Le principe responsabilité. Paris : Champs Flammarion.

Kabisch, N. and Haase, D. (2009). Diversifying European agglomerations: evidence of urban population trends for the 21st century. Population, Space and Place, vol. 17, No 3, 236-253.

Kaplan, S. and Peterson, Ch. (1993). Health and environment: A psychological analysis. Landscape and Urban Planning, Vol. 26, No. 1-4, 17-23.

Lejano, R. P. (2019). Relationality and social–ecological systems: Going beyond or behind sustainability and resilience. Sustainability, vol. 11, No 10, 2760. Doi:10.3390/su11102760.

Latour, B. (2018). Esquisse d'un parlement des choses. Ecologie politique, No. 1, 47-64.

Leopold, A. (1949). A Sand County Almanac. New-York : Oxford University Press.

Larrere, R. et Larrere, C. (1997). Du bon usage de la nature, pour une philosophie de l’environnement. Paris : Aubier.

Marage, D. et Jégou, A. (2022). Pour une géographie de la relationalité. Repenser la solidarité territoriale urbaine avec les non-humains. Bulletin de l’association de géographes français. Géographies, vol. 99, No 3, 386-399.

Marage, D., Petit-Berghem, Y., Lempérière, Y. et Simon, L. (2023). Mieux connaître est-ce mieux gérer ? Recours à la casuistique socio-écologique. In Luglia, Rémi, Beau, Rémi, Treillard, Aline (eds), De la réserve intégrale à la nature ordinaire. Rennes : Presses universitaires de Rennes, 127-138.

Mathevet, R. et Bechet, A. (2020). Politiques du flamant rose, Vers une écologie du sauvage. Marseille : WildProject Editions.

Mathevet, R. et al. (2018). Environmental stewardships and ecological solidarity: rethinking social-ecological interdependency and responsibility. Journal of Agricultural and Environmental Ethics, vol. 31, No 5, 605–623.

Mathevet, R. et al. (2015). Protected areas and their surrounding territory: Social-ecological systems in the context of ecological solidarity. Ecological Applications, vol. 26, No 1, 5–16.

Mathevet, R. et Godet, L. (dir.) (2015). Pour une géographie de la conservation : biodiversités, natures et sociétés. Paris : l’Harmattan.

Monod, J. (1970). Le Hasard et la Necessité. Paris : Seuil.

Ninacs, W. (2008). Empowerment et intervention. Développement de la capacité d'agir et de la solidarité. Presses de l'université de Laval.

Ostrom, E. (2010). La gouvernance des biens communs, pour une nouvelle approche des ressources naturelles. Paris : De Boeck.

Poinsot, Yves et Saldaqui, F. (2012). La maîtrise des populations de grands ongulés dans les espaces naturels protégés : comment gérer la spatialité animale par des territoires humains ? Cybergéo, https://journals.openedition.org/cybergeo/25226

Rosenweig, M. L. (2003). Win-win ecology: how the earth's species can survive in the midst of human enterprise. London : Oxford University Press.

Sarr, F. (2017). Habiter le monde. Essai de politique relationnelle. Québec : Mémoire d'encrier.

Serres, M. (1990). Le contrat naturel. Paris : Champs Flammarion.

Silvain, J.-F. (2020). Érosion de la biodiversité et fonctionnement des sociétés : du constat aux recommandations. Les enseignements tirés de l'évaluation mondiale réalisée par l'IPBES en 2019. Annales des Mines - Responsabilité et environnement, No 4, 8-14.

Schröter, M., Başak, E., Christie, M., Church, A., Keune, H., Osipova, E., Oteros-Rozas, E., Sievers-Glotzbach, S., van Oudenhoven, A. P. E. and Balvanera, P. (2020). Indicators for relational values of nature's contributions to good quality of life: the IPBES approach for Europe and Central Asia. Ecosystems and People, vol. 16, No 1, 50-69.

Zask, J. (2020). Zoocities. Des animaux sauvages dans les villes. Paris, Premiers parallèles.

 

Continuer la lecture avec l'article suivant du numéro

Formes d'engagement et de militantisme écologique en région Occitanie

Agata Jackiewicz, Frederic Calas, Damien Nouvel, Ali Wafdi, Christelle Dodane

Résumé : L'objectif du projet PROSE est de documenter et d’analyser le processus de transition écologique au sein de la région Occitanie, grâce à la constitution d’un corpus multimodal inédit, permettant de rendre compte des différentes formes d’engagement écologique des citoyens et des acteurs sociaux (permaculteurs, militants, praticiens…). Composée de plusieurs volets (sociologique, éthique…), l’enquête s’attache à mettre en évidence, outre leurs profils, les motivations et les trajectoires militantes des acteurs engagés dans la cause écologique. Une attention particulière porte...

Lire la suite

Du même auteur

Tous les articles

Aucune autre publication à afficher.