Actes n°1 / Humanités environnementales : sciences, arts et citoyennetés face aux changements globaux. Actes du colloque organisé à Montpellier les 5-7 octobre 2021

Formes d'engagement et de militantisme écologique en région Occitanie

Projet PROSE

Agata Jackiewicz, Frederic Calas, Damien Nouvel, Ali Wafdi, Christelle Dodane

Résumé

Résumé :

L'objectif du projet PROSE est de documenter et d’analyser le processus de transition écologique au sein de la région Occitanie, grâce à la constitution d’un corpus multimodal inédit, permettant de rendre compte des différentes formes d’engagement écologique des citoyens et des acteurs sociaux (permaculteurs, militants, praticiens…). Composée de plusieurs volets (sociologique, éthique…), l’enquête s’attache à mettre en évidence, outre leurs profils, les motivations et les trajectoires militantes des acteurs engagés dans la cause écologique. Une attention particulière porte sur les singularités des alternatives explorées, les points de ruptures assumées, mais aussi les difficultés et les points de tension irrésolus. L'approche proposée mobilise les méthodes de la linguistique outillée et du traitement automatique des langues et de la gestualité, et s'inscrit de manière originale dans le champ des humanités écologiques. L'article présente les données collectées, leurs traitements informatiques, ainsi que les premiers résultats d'analyse.

Abstract:

The PROSE project aims to document and analyze the ecological transition process within the Occitanie region, by creating an unprecedented multimodal corpus that reflects on the various forms of ecological engagement by citizens and social actors (permaculturists, activists, practitioners, etc.). Comprising several components (sociological, ethical, etc.), the study aims to highlight, in addition to their profiles, the motivations and trajectories of the activist involved in the ecological cause. Particular attention is given to the uniqueness of the alternatives explored, the assumed breaking points, as well as unresolved difficulties and points of tension. The proposed approach employs methods from computational linguistics and automatic language and gesture processing, uniquely contributing to the field of ecological humanities. The article presents the collected data, their computational processing, and the initial analysis results.

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Contexte et problématique

En réaction à l'urgence des enjeux climatiques et de l'érosion de la biodiversité, plusieurs formes de militantisme se sont développées et ne cessent de se diversifier dans leurs modes d’action pour faire réagir l’opinion publique et les décideurs les plus influents. Des actions individuelles et collectives ont pour objectif la préservation du bien commun d’une planète habitable, notre « oïkos », fragile et menacé par nous-mêmes. Elles empruntent parfois des voies modérées  (« militantisme existentiel », ou encore voies « écospirituelles »), ou d’autres, bien plus  radicales, comme la désobéissance civile et des actions juridiques relatives au climat.

Le projet de recherche collectif PROSE (acronyme de PeRmaculture fOrme de militantiSme Écologique) se propose de comprendre les différentes trajectoires de militantisme écologique. Ce projet regroupe plusieurs chercheurs d’horizons différents (des linguistes, des analystes de discours, des informaticiens, des écologistes). Il s'inscrit dans le champ pluridisciplinaire des études sur les transitions (Escobar, 2018) et des humanités écologiques (Bird-Rose & Robin, 2004), en mobilisant l'analyse de discours outillée, le traitement automatique des langues et les méthodes d'observation participante.

Rendre compte de la manière dont la question écologique est vécue à l’échelle la plus locale, laquelle est aussi moins connue, car peu ou pas médiatisée, présente un intérêt certain, dès lors que des initiatives spontanées, souvent en rupture avec les paradigmes traditionnels, sont aptes à proposer des alternatives innovantes et pérennes. L'objectif du projet PROSE est de documenter et d’analyser le processus de transition écologique en Occitanie, afin de rendre compte des différentes formes d’engagement écologique des citoyens et des acteurs sociaux.

L'analyse linguistique porte notamment sur (i) l’identification et la caractérisation des terminologies émergentes, (ii) les systèmes des normes et des valeurs, comme ressorts des choix et des actions des militants écologistes, et indices des transformations sociétales en cours, (iii) les représentations des autres et de soi, en rapport à l’intelligence collective et à la gouvernance, (iv) l’incarnation gestuelle du discours militant (rapport : sens – émotion – geste).

 

Constitution des données et méthodologie

La collecte des données s’est construite à partir d’une enquête qualitative effectuée sur la base d’immersions, une démarche ethnographique auprès d’un réseau de permaculture occitan, « les Semeurs de jardins », ainsi que le réseau d’« Extinction Rebellion » à Montpellier, pendant trois ans. Cet engagement sur le terrain a permis par la suite de conduire douze entretiens semi-directifs, avec des acteurs de statuts différents1 (Permaculteur : P ; Extinction Rebellion : XR ; Se revendiquant Écologiste : SE), d’une durée moyenne d’une heure, réalisés en majorité pendant la crise sanitaire du Covid-19. Ces entretiens ont été menés en utilisant le plateau technique de la MSH SUD, à Montpellier, à l’aide d’un dispositif de trois caméras, afin de constituer un corpus de qualité (son et image), pour son exploitation en termes de gestualité.

Plus techniquement, les explorations des observables ont été facilitées par l’usage de plusieurs logiciels de traitement de l’oral et de l’écrit, tels que Clan (McWhinney, 2000), Praat (Boersma & Weenink, 2022), Elan (Sloetjes & Wittenburg, 2008) et TXM (Heiden et al., 2010). En ce qui concerne l’oral, l’attention s’est portée sur les gestes dans le discours des écologistes. En effet, les gestes font partie du processus de génération du langage et relèvent d’un même processus cognitif dans lequel ils interagissent constamment (McNeill, 1992)2. Le traitement des données a respecté un protocole en plusieurs étapes. Tout d’abord, les logiciels Praat et Clan ont été utilisés pour effectuer la transcription et la segmentation des entretiens. Comme le corpus est multimodal, l’incarnation gestuelle du discours militant3 a été analysée avec le logiciel ELAN.

Par ailleurs, l’utilisation des techniques du traitement automatique des langues (TAL) a apporté un cadre formel aux analyses sémantiques des discours transcrits. Les termes liés au militantisme écologique sont nombreux, disparates, évolutifs et soumis à des interprétations diverses. L'appel à des techniques du TAL a aidé à se focaliser sur les termes ayant une charge axiologique, par l'analyse automatique de leurs occurrences en corpus et le repérage de ceux qui présentent une plus grande variété de sens4. Cette approche a permis une projection sur la concordance du lexique organisé en plusieurs catégories.

 

Termes et mots de la pensée écologique : référentiel et analyses

Référentiel terminologique

Parallèlement à la création d'un corpus d'entretiens oraux (collecté dans le cadre de la thèse d’Ali Wafdi), un dictionnaire de termes de la pensée écologique a été élaboré. Cette ressource est destinée à constituer à la fois l’objet et l’outil d’analyse. Elle permet d’observer la formation des mots et l’évolution du vocabulaire (néologismes, nominations émergentes, formations oxymoriques, paradigmes et univers sémantiques…). D'autre part, ces lexiques peuvent être déployés pour des explorations et annotations de corpus.

Riche de 750 entrées, la base de données comporte des descripteurs classiques dictionnairiques et encyclopédiques, des descripteurs linguistiques, ainsi que des liens vers des référentiels terminologiques officiels disponibles sur le Web. Y sont consignés des termes officiels et des néologismes d’apparition récente ou employés localement, des termes analytiques et des termes descriptifs, des expressions nominales, verbales et adjectivales, simples ou expansées, des expressions stabilisées comme des expressions libres. Évolutive, cette base est amenée à s'enrichir grâce à l'étude de nouveaux corpus.

Les mots et les expressions sont issues de plusieurs sources : (i) documents pédagogiques et ouvrages de référence en permaculture et agroécologie, (ii) conférences « Agir pour le vivant » (Arles, 2020-2022), (iii) ouvrages de référence sur le thème de l'écologie et de la transition écologique, notamment ceux dotés de glossaires (Manuel de la grande transition…), (iv) le quotidien de l’écologie Reporterre.

En tant qu'outil d’analyse, ce référentiel terminologique permet d'étudier la circulation et l’évolution des concepts, à savoir leur émergence, leur pic de popularité et leur déclin. Il sert également à observer l’activité épilinguistique qui accompagne l'apparition des expressions émergentes ("croissance verte") sources de polémiques ou de controverses. Sa deuxième fonction est de guider des analyses de corpus, pour en identifier les thématiques, les registres (savant, opérationnel, polémique…) et les domaines (économie, agriculture, climat…). L'observation des pratiques de nomination et de référenciation dans différents discours (Jackiewicz et al. 2019) est notamment attentive aux procédés d'euphémisation (de risques…), à la multiplication terminologique, à la métaphorisation, aux degrés de formatage et de stabilisation discursive, à l'inadéquation sémantique et pragmatique et aux formes d'usure, aux oxymores, à la polarisation axiologique des éléments neutres, ou encore à l'apparition de termes à vocation programmatique. Dans une collection d'entretiens, ce lexique permet d'observer les similarités et les différences entre locuteurs, considérés individuellement ou par catégories de personnes.

 

Parcours analytiques des entretiens transcrits

Données et traitements globaux

Le corpus comprend des interviews transcrites, utilisées afin d'alimenter des fichiers texte brut contenant chaque interview, avec quelques filtres pour éliminer les indications de gestualité et d'oralité pour l'analyse textuelle. Les transcriptions de chaque personne interviewée contiennent leurs tours de paroles ainsi que ceux de l'interviewer, dont on considère qu'ils sont partie intégrante de la conversation.

Ce corpus a été analysé à l'aide du logiciel d'analyse textuelles TXM (Heiden et al., 2010), par personne interviewée et par catégorie d'interviewés comme sous-parties du corpus. Les volumes se situent entre 6000 et 14000 mots par interview ; ils sont relativement équilibrés. Les sous-parties du corpus contiennent respectivement, 42888 mots pour les permaculteurs, 32722 mots pour Extinction Rebellion et 43801 mots pour les sympathisants écologiques.

Parmi les 20 premiers termes extraits par analyse des spécificités entre ces parties, on note la présence de termes révélateurs des thématiques abordées ou du style de langue. Pour les permaculteurs, les considérations liées à la nature ressortent très nettement : "sol", "jardins", "terre", "permaculture", "arbres". Du côté d'Extinction Rebellion, on relève un style moins soutenu et des mots révélateurs de revendications : "bah", "quoi", "juste", "désobéissance", "nous", "ouai", "confort". Enfin, chez les sympathisants écologistes, on observe l'émergence de plus d'incertitude et des thématiques liées à l'impact des questions écologiques sur le monde : "disons", "bon", "progrès", "planète", "alimentation", "paysans".

 

Parcours thématiques guidés par le référentiel

156 mots du référentiel sont présents dans l'ensemble du corpus, pour près de 2069 occurrences. Les 10 mots les plus fréquents ("vie", "nature", "politique", "permaculture", "système", "eau", "jardin", "planète", "sol", "environnement") représentent un tiers des occurrences. Les 20 premiers mots correspondent à la moitié des occurrences, signe d'une relative homogénéité thématique.

Il est à noter que les termes à connotation négative sont peu nombreux et peu fréquents ("incendie", "risque", "extinction", "dérèglement climatique", "mort", "déforestation", "éco-anxiété", "épidémie", "inondation", "greenwashing"). Ils représentent au total 4% des occurrences.

Les extraits analysés permettent de constater l’absence d’éléments de langage préformatés : "X durable", "X vert", "X propre", "X responsable", "X vertueux"…, et aussi l’absence de vocabulaire savant analytique. On peut remarquer en particulier que le mot "nature" et ses dérivés restent opératoires. Leur pertinence n'est pas remise en question par les écologistes interviewés.

 

Parcours axiologiques

L'exploration des entretiens transcrits permet également d'interroger les positionnements (choix, attitudes, valeurs, opinions…) des écologistes interrogés, pour mieux cerner les ressorts et les modalités de leurs engagements. Ce travail a été amorcé par une première exploration guidée par une ressource a priori, consistant à projeter sur la concordance un lexique de 70 adjectifs organisé en 8 catégories. Ces catégories renvoient à 8 ensembles de qualités écologiques, à teneur positive ou neutre, nommées respectivement : "commun", "durable", "naturel", "local", "juste", "simple", "pluriel" et "sensible". Outre la fréquence des mots axiologiques et des catégories correspondantes, ce sont les objets cibles qui sont qualifiés par les adjectifs (monnaie "locale", croissance "propre"…) qui ont fait l'objet de notre attention.

Le résultat de l'extraction (composé de 181 passages) construit une concordance enrichie et structurée, permettant d’isoler termes, syntagmes et leurs environnements (tableau 1).

Tableau 1 : Concordance étendue (locuteur, catégorie, terme, contexte gauche, terme et son support nominal, contexte droit)

Trois ensembles de qualités ressortent largement, à savoir le commun, le local et le naturel. Au total, ils représentent 81% des attestations. Les registres du juste (7%), du simple (5%), du pluriel (4%), du sensible et du durable (2% chacun), représentatifs des paradigmes analytiques savants, se révèlent quant à eux de bien moindre importance.

Des observations plus poussées peuvent être menées. Par exemple, on notera que le champ sémantique du local se manifeste principalement en référence à l'économie ("monnaie locale", "économie locale", "producteurs locaux", "produits locaux", "associations locales"…). Des explorations ultérieures porteront sur l'identification du lexique axiologique, sans référence à des catégories à priori, afin d'observer plus finement de possibles changements dans les postures éthiques et les orientations défendues par différentes catégories de personnes.

 

Postures et engagements des locuteurs

Les transcriptions et les extractions ciblées peuvent servir à identifier ce qui unit et ce qui distingue entre elles les personnes interviewées ou les catégories de locuteurs. Ce type d'observation permet de formuler des hypothèses.

Graphique 1 : Volumes des entretiens en nombre de mots

Graphique 2 : Présence des mots du référentiel

Comme on peut le noter sur les graphiques 1 et 2, les personnes les plus expertes et les plus âgées (AL, P-D, P-M, CHAN) manipulent plus de termes de spécialité (agroécologie, permaculture, botanique). Leurs discours présentent des signes de stabilisation et de sédimentation terminologique. À l'opposé, les jeunes militants d'Extinction Rebellion présentent un discours stylistiquement plus diversifié et plus libre, à la subjectivité assumée, et thématiquement plus centré sur la politique. Les lexiques employés par chacun des locuteurs, révèlent à travers les univers sémantiques dominants, les priorités et les positionnements : création de jardins et de potagers, plantations d'arbres pour le permaculteur (AL), célébration de la vie et du vivant pour la botaniste (CHAN), engagement politique en valeur de l'écologie, par la désobéissance, pour un militant d'Extinction Rebellion (GAS).

Dans le registre des valeurs (tableau 2), les permaculteurs marquent nettement leur attachement à l’idée du commun (à savoir, ce qui est collectif ou partagé). On le perçoit en particulier dans le témoignage de Pierre-M (mouvement collectif, cheminement collectif, chose commune…). Dans les discours des sympathisants (et tout particulièrement chez Pierre-D), on relève l’importance du local (mobilisations locales, populations autochtones, fruits locaux…). La catégorie du naturel, dont la palette des significations est large (endroit sain, animaux sauvages, réchauffement naturel…), domine chez les militants de XR (sans différences significatives entre locuteurs). Cependant, compte tenu du faible nombre d’attestations, ces tendances qu’on vient d’esquisser  sont à prendre avec précaution.

Tableau 2 : Registres des valeurs ventilés selon les catégories des militants

 

Deux échelles et trois familles de valeurs

Dans l'ensemble, les premiers résultats obtenus permettent de noter que les écologistes interviewés manifestent dans leurs discours un double positionnement, à la fois global et local. Il s'agit de prendre soin du vivant à l’échelle globale, mais de vivre et d'agir à l’échelle locale, en créant du commun. Les mots thématiques les plus fréquents renvoient aux communs planétaires ("biodiversité", "sol", "eau", "mers", "animaux", "insectes", "forêts", "arbres", "plantes"…). Les adjectifs attestés révèlent un net attachement à ce qui est local, naturel, construit et partagé de manière collective ("habitat collectif", "logement social", "verger potager partagé", "jardins collectifs", "financement participatif", "échange de compétences", "systèmes communautaires"…). Enfin, l'exploration du lexique verbal employé, faisant apparaître l'importance du lexique d’action ("recréer", "restaurer", "revenir sur", "réparer", "replanter", "redécouvrir", "se reconnecter", "refaire vivre", "réinvestir") montre un désir manifeste de restauration de ce qui a été abimé, une volonté de prendre soin des communs vitaux (lesquels, et c'est notable, ne sont pas qualifiés de ressources) comme l’atteste la forte présence de la préfixation itérative en -re : "que le sol puisse redevenir fertile et retrouver de la vie" ; "recréer au niveau de votre sol des ruissellements naturels" ; "recréer des lieux de vie localement" ; "il faut vraiment retrouver une économie locale" ; réinvestir la politique au niveau local".

 

Une brève analyse de la gestualité

L’objectif de cette étude est d'observer comment la gestualité des personnes interrogées rend compte des émotions ressenties et des attitudes exprimées. On a ainsi choisi de comparer les productions gestuelles d’un militant d’Extinction Rebellion (GA) et d’un permaculteur (AL). Ce choix vise l’étude des nouvelles formes de militantisme écologique, en termes d’actions directes et indirectes. Pendant les entretiens présentés dans la partie n°2, deux courtes vidéos ont été diffusées à l’ensemble des participants : la première présentant ce qu’est la permaculture dans un contexte narratif et explicatif plutôt positif (vidéo n°1)5, et la seconde présentant l’ampleur des incendies en Amazonie et cherchant à susciter l’indignation des spectateurs avec un fond sonore très anxiogène (vidéo n°2)6. Il leur était ensuite demandé de réagir à chacune de ces vidéos. Notre analyse porte sur la comparaison des types de gestes réalisés dans ces deux contextes chez GA et AL. On commencera par présenter les résultats quantitatifs de GA, puis d’AL, pour ensuite exposer rapidement une analyse qualitative de ces mêmes données. 

 

Données de GA, un militant d’Extinction Rebellion

Le taux gestuel de GA dans les deux vidéos (nombre de gestes divisé par le nombre de mots), est quasiment similaire dans les deux contextes (0,18 dans la vidéo 1 et 0,17 dans la vidéo 2). Le nombre de gestes en fonction de la durée totale de l’extrait est en revanche plus élevé dans la vidéo 1 que dans la vidéo 2 (0,75 dans la vidéo 1 et 0,57 dans la vidéo 2). Le nombre de gestes par minute est également plus élevé dans la vidéo 1 que dans la vidéo 2 (45,45 dans la vidéo 1 et 34,21 dans la vidéo 2). 

En ce qui concerne le type de gestes, une prédominance de gestes métaphoriques (utilisés pour figurer des concepts abstraits) a été relevée dans la vidéo 1 (90,2% soit 46 gestes sur 51), quelques gestes déictiques (utilisés pour désigner un référent concret ou abstrait, 7,8% soit 4 gestes sur 51) et un seul geste de recherche lexicale (2% soit 1 geste sur 51). Dans la vidéo 2, on relève également une majorité de gestes métaphoriques (76%, soit 54 gestes sur 71) moins élevée que dans la vidéo 1, mais surtout une proportion plus grande de gestes déictiques (22,5%, soit 16 gestes sur 71) et un geste de recherche lexicale (1,5% soit 1 geste sur 71). Dans les deux vidéos, GA ne produit aucun geste iconique (un type de geste qui entretient une relation formelle très proche du contenu sémantique de la parole).

On peut donc en conclure que chez GA, même si le taux gestuel est équivalent dans les deux vidéos si on les rapporte au nombre de mots, les gestes sont plus fréquents dans la vidéo 1 que dans la vidéo 2 en termes de temps. Comment expliquer cette différence ? Dans la vidéo 1, GA explique ce qu’est la permaculture et ce qu’il en pense, son discours est très didactique et il a recours à de nombreux gestes, alors que dans la vidéo 2, il se pose davantage en tant que militant en accusant notamment le Brésil de la situation, mais aussi le président Macron. Les gestes sont moins nombreux mais de différents types. Ainsi, bien que ce soient les gestes métaphoriques qui prédominent dans les deux vidéos, on relève une augmentation de l’utilisation des déictiques dans la vidéo 2 (associés à des mots comme "cette vidéo", "président", "l’écran", "moi", "député", "Macron", etc.). La présence de ces déictiques montre le degré d’implication de GA qui désigne soit les responsables de cette situation selon lui (la forêt d’Amazonie en feu), soit son implication personnelle à changer les choses (gestes déictiques d’auto-désignation).

 

Données d’AL, un permaculteur

Le taux gestuel d’AL dans la première vidéo est plus élevé que dans la deuxième vidéo (0,15 dans la vidéo 1 contre 0,07 dans la vidéo 2). Par ailleurs, le nombre de gestes en fonction de la durée totale dans la première vidéo est le double comparé à la seconde vidéo (0,5 dans la vidéo 1 et 0,25 dans la vidéo 2). Le nombre de gestes par minute est également plus élevé dans la vidéo 1 que dans la vidéo 2 (30 dans la vidéo 1 et 15,11 dans la vidéo 2). 

Concernant le type de gestes chez AL, on a relevé une prépondérance des gestes iconiques dans la vidéo 1 (72,88% soit 43 gestes sur 59). AL, le permaculteur, a utilisé aussi des gestes métaphoriques (18,64% soit 11 gestes sur 59), quelques gestes déictiques (5,08% soit 3 gestes sur 59) et deux gestes de recherche lexicale (3,4% soit 2 gestes sur 51). Dans la vidéo 2, on relève également une forte utilisation des gestes iconiques (61,71%, soit 21 gestes sur 34) moins importante comparé à la vidéo 1. De surcroît, AL a utilisé des gestes métaphoriques (26,47% soit 9 gestes sur 34), des gestes déictiques (8,83%, soit 3 gestes sur 34) et un geste de recherche lexicale (2,94% soit 1 geste sur 34).

AL, le permaculteur, a adopté, dans les deux vidéos, un discours technique lié à la permaculture. Il se positionne en tant que permaculteur expérimenté et n'hésite pas à critiquer la pratique permacole utilisée dans la première vidéo. Le recours à des gestes iconiques pour désigner des termes comme « parcelle, butte, racines, etc. » et métaphoriques comme « photosynthèse, ombragement, gaz à effet de serre, etc. » par AL, dans les deux vidéos, montre que sa gestualité vient appuyer un discours ancré dans la réalité de la terre et du vivant. Il est notable que, dans la deuxième vidéo, AL a mobilisé moins de gestes, comparé à la première, cela pourrait s’expliquer par l’état d’émotion du militant, qui n’a pas hésité à porter des critiques d'ordre politique (notamment sur l'inaction climatique au Brésil).

Dans cette analyse comparative de la gestualité de deux locuteurs, l’un militant (GA) et l’autre permaculteur (AL), on a essayé de montrer la façon dont le niveau non-verbal pouvait apporter des informations supplémentaires sur le type et le degré d’engagement de chacun de ces locuteurs. Une telle analyse est intéressante car elle apporte un autre éclairage par rapport à l’analyse de leur discours telle qu’elle a été présentée plus haut. Ainsi, AL utilise une série de gestes iconiques venant illustrer son degré d’expertise et de technicité, notamment lorsqu’il explique ce qu’est la permaculture à son interlocuteur. Chez GA au contraire, on ne relève aucun geste iconique, mais une grande proportion de gestes déictiques qui lui permettent d’ancrer fortement son discours dans la situation d’énonciation (majorité de gestes déictiques) et de traduire son fort degré d’implication personnelle et sa volonté de changer la situation dénoncée dans la 2ème vidéo (ici, la forêt d’Amazonie en feu). Le type de geste utilisé traduit donc chez ce locuteur son fort degré d’investissement et d’affect par rapport à une situation qu’il souhaite changer et cela constitue un véritable moteur de son militantisme et de l’action engagée au sein d’XR. Cette analyse préliminaire de la gestualité devra bien sûr être étendue à la totalité des locuteurs et des situations du corpus récolté dans le cadre de la thèse d’Ali Wafdi (en cours) et, plus généralement, du projet PROSE.

 

Conclusion et pistes d’ouverture

L’analyse peut se prolonger par le croisement des parcours thématiques et axiologiques à partir des différents lexiques identifiés et de la gestualité, afin de caractériser les discours tenus par les différents militants en termes d’ethos discursif. À travers les témoignages faisant état de choix existentiels, parfois radicaux, voire de luttes socio-écologiques, les différentes catégories d'écologistes expriment, de manières singulières, leurs préoccupations actuelles et leurs visions d'avenir. En effet, différentes formes de militantisme écologique se manifestent dans le discours des acteurs. À travers la gestualité et les lexiques employés, les locuteurs ont révélé leurs positionnements et la divergence de leurs préoccupations (création des espaces vivants pour les permaculteurs, se relier au vivant pour les personnes se revendiquant écologistes, désobéissance civile sous forme d’actions directes afin d'imposer un rapport de force, un contre-pouvoir citoyen chez les activistes d'XR). Se dessinent ainsi différentes catégories d’ethos et de postures engagées, l’une que l’on peut qualifier d’ethos d’expert dans la mesure où toutes les personnes interviewées ont une connaissance fine des problématiques écologiques, et qu’elles mobilisent ce savoir expert pour tenir un discours, engagé, mais crédible, notamment aux yeux des interlocuteurs (essentiellement issus de la sphère politique) qu’ils cherchent à convaincre, selon leur appartenance à tel ou tel groupe. Dans ce processus de lutte sociale et de contre-pouvoir politique émerge une autre catégorie d’ethos, avec un engagement affectif, attesté plus chez les activistes d’XR à travers l’utilisation d’une gestuelle marquée par les déictiques (surtout dans la deuxième vidéo) et d’un registre sémantique qui fait référence à l’urgence climatique (sensible, peur, effondrement, etc.). Par ailleurs, une autre catégorie, commune à tous les profils, liée à cette nouvelle forme de militantisme, adossé à une composante locale ou régionale forte, peut être nommée « ethos d’honnête homme écologiste ». L’étude du lexique et celle de la gestualité ont montré que la palette axiologique est large et ne se situe pas nécessairement dans le haut degré d’une forme de radicalité qui serait sans nuance. Bien au contraire, l’ethos discursif des écologistes s’affiche comme celui d’un « honnête homme », informé, investi, et prêt à l’action, mais soucieux de préserver des valeurs éthiques fondamentales, et notamment celles du vivant, dans une approche de « restauration » plus que de « préservation ». La capacité à utiliser un vocabulaire élargi et fort diversifié démontre cette face nouvelle du militantisme, où à la surdité des politiques, les citoyens engagés opposent une grande capacité à discuter et à nuancer leurs propos et leurs actions. Tout cela, dans une constante préoccupation du local, pour rappeler, non sans fermeté, que les enjeux écologiques et militants sont, dans le domaine du vivant menacé, avant tout une praxis. Ils offrent ainsi une vision raisonnée et passionnée à la fois du militantisme écologique, combinaison qui loin d’être vécue comme antithétique est pensée comme la réponse la plus adaptée à la crise à laquelle chacun de nous est confronté. L’étude de la gestualité associée à celle du lexique permet de renouveler utilement les approches sémantiques ou argumentatives plus traditionnelles. En effet, cette recherche, qui n’a fait qu’esquisser des pistes, ouvre la voie d’une approche holistique des faits de langues dans le cadre général de l’analyse de discours, et permet ainsi de renouveler également les caractérisations des ethê militants.

 

Bibliographie

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Heiden, S., Magué, J.-P. & Pincemin, B. (2010). TXM : Une plateforme logicielle open-source pour la textométrie – conception et développement. In:JADT 2010: 10th International Conference on the Statistical Analysis of Textual Data. Milan: LED, 1021-1032.

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McWhinney, B. (2000). The CHILDES Project: Tools for Analying Talk. 3nd Edition. Mahwah, NJ: Lawrence Erlbaum Associates.

Sloetjes, H., & Wittenburg, P. (2008). Annotation by category - ELAN and ISO DCR. In: Proceedings of the 6th International Conference on Language Resources and Evaluation (LREC 2008).

 


[1] On retiendra le terme général "écologistes" (au sens "partisans de la défense de la nature, de la qualité de l'environnement") pour désigner l'ensemble des personnes interrogées.

[2] Notons à ce niveau que nous avons utilisé la convention CHAT (McWhinney, 2000), afin de rendre la transcription lisible par des logiciels de traitement automatique du langage.

[3] La procédure d’annotation a été appliquée uniquement aux commentaires des interviewés concernant la vidéo neutre (avec un contexte positif présentant les principes de la permaculture) et la vidéo à caractère sensible (avec un contexte négatif présentant la forêt d’Amazonie en train de brûler).

[4] Nous avons documenté en parallèle des ateliers de permaculture, à l’aide d’une caméra à 360°, assurés par le Réseau des Semeurs de Jardins. L’objectif était de capter les échanges des militants au cours de leurs actions de manière spontanée. La caméra 360° étant posée au centre du cercle d’action, les participants finissaient par oublier sa présence et se concentraient sur l’atelier auquel ils prenaient part. Ainsi, les interactions spontanées étaient d’autant plus faciles à saisir.

[5] La permaculture expliquée en 1 minute sur France 3 Normandie. Lien vers la vidéo : https://www.youtube.com/watch?v=rf1fLB8FoA0, consulté le : 07/06/2020.

[6] Incendies en Amazonie : la forêt tropicale part en fumée, reportage diffusé sur la chaine YouTube du Parisien. Lien vers la vidéo : https://www.youtube.com/watch?v=ZWQA2yT7lPM, consulté le : 07/06/2020.

 

 

 

 

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