Résumé

Résumé :

Cet article explore les nominations émergentes dans le contexte des transitions écologiques, sociales et politiques, en étudiant comment la langue reflète et façonne les représentations du monde. À travers l’analyse d’un corpus regroupant des textes de genres variés (presse, débats citoyens, rapports), il met en lumière l'évolution de termes comme durable, sobre, équitable ou local, et leur rôle dans les discours publics et militants. Ces mots, porteurs de valeurs désirables, sont souvent polysémiques et soumis à des tensions critiques entre leurs usages institutionnels, militants et citoyens. L’étude constate leur instrumentalisation possible (p. ex. sous forme de greenwashing), et souligne la difficulté de nommer précisément des concepts complexes. En combinant linguistique de corpus et analyse des discours, l’article propose une veille sur les mutations sémantiques pour mieux comprendre comment les mots influencent les imaginaires et les actions en matière d’écologie.

 

Abstract :

This article explores emerging terms within the context of ecological, social, and political transitions, studying how language reflects and shapes worldviews. Through the analysis of a corpus comprising texts from various genres (press articles, citizen debates, reports), it highlights the evolution of terms such as sustainable, moderate, fair, or local, and their role in public and activist discourses. These words, imbued with desirable values, are often polysemic and subject to critical tensions between institutional, activist, and citizen usages. The study observes their potential instrumentalization (e.g., in the form of greenwashing) and emphasizes the difficulty of precisely naming complex concepts. By combining corpus linguistics and discourse analysis, the article proposes a semantic monitoring approach to better understand how words influence imaginaries and actions in the field of ecology.

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Introduction

La langue constitue une partie intégrante de la chaîne des relations entre l’homme, la société et la nature. Elle traduit l'évolution des modes de pensée, des pratiques et des formes d’expérience. Dans le contexte des transitions écologiques, sociales et politiques que nous vivons actuellement, il est utile, voire stratégique, d'observer les usages émergents susceptibles de porter des concepts et des praxis alternatives.

L'approche proposée associe linguistique de corpus, analyse de discours et traitement automatique des langues, mais se place également dans le giron des humanités écologiques, par la volonté de convoquer les études des discours dans les réflexions qui explorent nos relations au vivant. Il s’agit de montrer comment les mots travaillent, façonnent et questionnent notre appréhension des questions écologiques. Cette démarche semble particulièrement indiquée à l’heure des mutations sociales et culturelles, où un besoin impérieux, de décrire et raconter un avenir plus soutenable, éthique et désirable, s’exprime avec force. Ce travail de veille linguistique et épistémique permet également de mettre en lumière des schémas de pensée préimposés et persistants, car verrouillés par les pouvoirs politiques et stabilisés par les médias.

La question de l'éthique et du désirable croise à l’évidence des questionnements plus fondamentaux que la pensée de l'écologie adresse aujourd'hui à une société profondément désorientée (du fait de la « grande accélération » notamment). Sommes-nous prêts à faire des choix radicaux (« élargir la démocratie aux non-humains »…), repenser ou retrouver nos fondamentaux (« redevenir terrestres », « s’attacher à un sol » …), comme le préconise Bruno Latour (2017) ? Remettre en question nos représentations occidentales, pour accueillir (ou élaborer) des ontologies alternatives, plurielles, « pluriverselles » (Collectif, 2022) ou relationnelles, théorisées, entre autres, par Arturo Escobar (2018) ou Felwine Sarr (2018) ? Réapprendre à lire le monde, en collectant des « histoires vraies des lieux et des écosystèmes », comme nous y invitent Deborah Bird Rose et Libby Robin (2019) ?

Il est à noter que le rôle du langage apparaît à la fois comme central et profondément ambigu. Est-il possible de défaire les catégories langagières (descriptives) avant d’avoir réellement transformé nos pratiques et nos façons d’agir ? Est-il possible d'atteindre et de retrouver par les mots seuls ce qui a été rendu inaccessible, du fait des connexions « erronées », des dualismes stérilisants, de l’incapacité à se figurer les conséquences de nos modes de vie ?

Il existe une multitude de visions possibles de futurs communs (optimistes, pessimistes, utopiques, dystopiques …) et de tentatives pratiques de styles de vie se réclamant d’une démarche écologique (décroissance, sobriété, slow …). L’imaginaire écologique « n’invente pas ex nihilo un monde imaginaire : il mêle et assemble des éléments de la réalité actuelle, qui existent tantôt en germe, tantôt partiellement, et des éléments qui relèvent d’un monde radicalement autre, mais qui sont présents dans les discours contemporains. Les références à l’imaginaire et au réel, sans cesse renvoyées de l’une à l’autre, permettent ainsi d’énoncer des problèmes, en insinuant une image de la perfection, en miroir de l’état actuel du monde. » (Manceron & Roué, 2013).

 

Qu'est-ce qu'une nomination émergente ?

L’activité discursive de nomination est inhérente à la construction de représentations qui viennent s’articuler avec l’expérience du réel. Comme le note le sociolinguiste Philippe Blanchet (2018), « Nommer c'est imposer un point de vue : la nomination (le fait de nommer quelque chose d’une certaine façon, avec un certain nom, une certaine expression) consiste à exprimer au moins implicitement l’idée que l’on s’en fait ainsi que le point de vue, le type de rapport au monde, depuis lequel on nomme et on s’exprime. ».

En première approximation, on qualifie de nominations émergentes, des expressions telles que mobilités douces, réfugié climatique, croissance verte, éco-anxiété … qui, à un moment donné, surgissent dans l’espace public à propos de questions « socialement vives ». Le concept de nomination renvoie, lui, à une opération linguistique et cognitive à l’œuvre dans l’appréhension, la catégorisation et l'évaluation des réalités (Jackiewicz & Pengam, 2020). Au plan linguistique, par nomination on entend le processus qui va de la désignation libre émergente d'un nouveau concept à son éventuelle stabilisation sous la forme d'une dénomination consacrée par l'inscription dans les dictionnaires (ou les bases terminologiques). C’est le cas par exemple des termes tels que zadiste ou anthropocène qui figurent aujourd’hui dans les dictionnaires de la langue générale. Le terme zadiste, dont la première apparition attestée date de 2012, est entré dans le petit Robert en 2015.

Le travail linguistique sur les nominations émergentes prend place à l’intérieur d’un cadre conceptuel et méthodologique défini par Jackiewicz (2021). L’approche proposée repose sur trois idées directrices : (1) tenir compte de la complexité inhérente des nominations, due à l’intrication de plusieurs facettes (ou fonctions) que sont catégorisation, signification, performativité et valorisation (désidérabilité, préférences, normes sociales), (2) cibler la phase d’élaboration des nominations (càd observer comment les locuteurs composent avec l’instable) ; est mobilisée à cet effet la notion de repérage entre entités faibles ou repérées et entités fortes ou repères, (3) rendre compte de manière intégrée de l’élaboration référentielle des connaissances, de l’élaboration lexicale et sémantique des expressions, et de l’expression des attitudes intersubjectives.

 

Une étude de corpus

Nous proposons ici d'étudier les nominations émergentes à partir d'un corpus réunissant différents genres textuels (articles de presse, contributions aux débats citoyens, rapports) sur la période 2010 - 2020. Nous faisons l'hypothèse que cette décennie ayant vu l'émergence, dans le débat public, de plusieurs crises relativement aiguës au niveau français et au niveau international (crise climatique, crise migratoire, crise des gilets jaunes, crise du Covid, entre autres), nous pourrons y trouver de nombreuses nominations nouvelles susceptibles de désigner des concepts et des réalités émergentes, au cœur des débats et des antagonismes politiques.

 

Méthodologie

Dans une première approche, nous allons nous appuyer sur l'étude des spécificités, bien connue en lexicométrie (Lafon, 1984) et largement appliquée en analyse du discours (Lebart & Salem, 1994) pour mettre en lumière, dans une perspective contrastive, les vocables ou expressions qui apparaissent comme surreprésentés dans une partie du corpus comparativement au reste du corpus étudié. Le principe consiste à comparer les fréquences relatives dans ses différents sous-corpus (correspondant éventuellement à différentes périodes temporelles) et à leur appliquer un test statistique (du type test exact de Fischer, ou rapport de vraisemblance[1], cf. Bertels & Speelman, 2013) pour identifier les vocables anormalement fréquents, et donc considérés comme spécifiques dans le sous-corpus considéré. Dans les observations qui suivent, nous calculerons la spécificité avec la mesure du rapport de vraisemblance (noté Loglike).

Cette étude des spécificités est par ailleurs croisée avec une étude des cooccurrents les plus fortement associés aux mots clés étudiés. Partant de mots-pôles adjectivaux (représentant des valeurs), nous cherchons ainsi quels sont les cooccurrents nominaux les plus souvent associés à ceux-ci, afin d'identifier les éventuels phénomènes de néologie sémantique dérivant de ces nouvelles nominations. Ces cooccurrents sont extraits par un calcul de mesure d'association, le rapport de vraisemblance (Dunning, 1993, Evert, 2007 – que nous noterons également Loglike), via l'identification automatique de dépendances syntaxiques (grâce au parseur XIP, Aït-Mokhtar et al., 2002), ce qui permet d'avoir une meilleure précision dans l'extraction des collocations (Bartsch & Evert, 2014). L'interrogation des corpus est effectuée avec un outil de recherche lexicométrique nommé Lexicoscope 2.0 (Kraif, 2019).

Dans cette recherche, nous nous sommes intéressés à des champs sémantiques correspondant à des qualités (ou valeurs) identifiées comme désirables dans le débat public (durabilité, sobriété …). A cet effet  nous avons élaboré un lexique axiologique composé de 75 adjectifs, organisé en 9 catégories. Ces catégories renvoient à 8 ensembles de qualités « écologiques », à teneur positive ou neutre, nommées respectivement : commun, durable, naturel, local, juste, sobre, pluriel et sensible. La 9e catégorie éthique réunit des termes qui renvoient explicitement à des jugements moraux (éthique, responsable, vertueux …). Outre la fréquence des mots axiologiques et des catégories correspondantes, ce sont les entités cibles qui sont qualifiées par les adjectifs en question (monnaie locale, impôt juste …) qui ont fait l'objet de notre attention.

 

Corpus

Le corpus est constitué de plusieurs sous-corpus, correspondant à des sous-genres différents qu'il nous semble intéressant de comparer via l'étude des spécificités lexicales.

  • Un premier ensemble constitué par des articles de presse issus des quotidiens Le Monde, Libération, et Le Figaro, publiés entre 2010 et 2015. Ce premier sous-corpus nous permet, par contraste, de faire émerger les expressions spécifiques de la fin de la décennie.
  • Un deuxième lot d'articles du Monde entre 2018 et 2019, correspondant au début du Grand Débat national jusqu'au lancement de la Convention citoyenne sur le climat.
  • Un échantillon des contributions du Grand Débat comportant des contributions des citoyens autour des 4 grandes thématiques du débat : transition écologique (1,47 million de tokens), fiscalité et dépenses publiques (1,39 million de tokens) ; démocratie et citoyenneté (2,85 million de tokens) ; organisation de l'état et des services publics (1,59 million de tokens).
  • Les contributions du Vrai Débat[2], projet alternatif qui eut lieu à la même période que le Grand Débat. Organisé du 30 janvier au 3 mars 2019 au sein du mouvement des Gilets jaunes, il était organisé autour de quatre thèmes : la « transformation profonde du système politique », le « renforcement du service public », la « justice fiscale » et une « écologie solidaire, accessible ».
  • L'ensemble des ressources documentaires mis à la disposition de la Convention citoyenne sur le climat (une série de rapports émanant d'organismes publics et d'associations).
  • Enfin, un dernier lot d'articles du Monde, allant du début de la crise du Covid en mars 2020 à la remise des travaux de la Convention en juin 2020.

Ce corpus, nommé Le Monde d'après, est librement accessible pour analyse statistique et interrogation des concordances sur le Lexicoscope[3]. Nous complétons ce corpus par deux autres corpus également présents sur le Lexicoscope : lmdiachro, qui rassemble des articles du Monde de 1944 à 2019, afin d'identifier des phénomènes sur le temps long ; et les numéros de la revue Reporterre, de 2008 à 2021 pour sonder les discours militants dans le domaine de l'écologie. Les différents sous-corpus sont de taille variable, comme on peut le constater à la lecture du tableau 1 ci-dessous, ce qui implique que les fréquences absolues ne sont pas directement comparables – ce qui n'empêche pas, toutefois, d'utiliser une mesure de spécificité endogène (ici le log-likelihood ratio, noté Loglike, que nous calculerons seulement pour les 6 sous-corpus du Monde d'après, en excluant lmdiachro et Reporterre) pour comparer les distributions lexicales entre les sous-corpus.

 

Sous-corpus

Presse

2010-2015

Le Monde 2018-2019

Le Grand Débat

Le Vrai Débat

Convention citoyenne sur le climat

Le Monde 2020

lmdiachro

Reporterre

Période

2010-2015

12/2018- 10/2019

2019

2019

2019

03/2020–07/2020

1944-2019

2008 - 2021

Nombre de documents

136 929

27 841

19 996

69 837

11

9 350

719 462

16 982

Nombre de tokens

63 011 137

18 368 072

7 310 794

6 504 273

221 588

7 646 987

397 605 514

15 725 911

Tableau 1 : Volumes respectifs des sous-corpus étudiés

 

Observations

Durable et ses équivalents

La durabilité (ou la qualité d'un bien ou d’un processus qui dure) semble aujourd'hui indissociablement liée à la question écologique, où elle renvoie à la pérennité des ressources naturelles ou d’un modèle de développement[4]. Qu'en est-il de ses formes d'expression et des spectres d'emploi de celles-ci ?

Le premier qualificatif que nous avons choisi d'étudier est durable. Quelle que soit son acception, on constate que l'adjectif a significativement progressé sur les 70 dernières années en termes de fréquence : sur lmdiachro celle-ci franchit la barre des 10 occ./M (occurrences pour 1 million de mots) dans les années 2000 pour culminer à 28 en 2012 (Figure 1).

 

Figure 1 : Evolution des fréquences (par million) de cooccurrence sur le corpus lmdiachro

 

Comme le montre le chronogramme ci-dessus, affichant les fréquences de cooccurrence par million de durable avec ses principaux cooccurrents, l'accroissement des usages est principalement dû à la collocation développement durable.

Au-delà de développement (1527 cooc.[5]), on trouve une longue traîne de cooccurrents en lien avec la sphère économique : croissance (134), solution (105), emploi (64), gestion (59), mobilité (58), agriculture (50), énergie (35), alimentation (25), pêche (21) ...

Dans notre corpus Le Monde d'Après, durable (4900 occ.) apparaît comme spécifique à la Convention et au Grand Débat (et sous représenté dans le Vrai débat, avec un Loglike = -116).

L'évitement de l'expression développement durable dans les milieux militants, manifestée par sa sous-représentation relative dans le Vrai débat est à rapprocher des critiques de plus en plus fréquentes de la notion, notamment par le philosophe Dominique Bourg (2015).

« L’expression "développement durable’’ est usée jusqu’à la corde et n’a plus guère pour fonction qu’une volonté de verdissement au forceps de certaines actions » avertit-il.

On trouve dans Reporterre de nombreuses occurrences de cette prise de distance, qui s'accompagne d'une critique explicite d'usages lexicaux analogues :

1. Des outils qui mettraient en œuvre « la transition », expression qui a remplacé le très galvaudé « développement durable » ? (Reporterre, 2020_48701[6])

2. Il aurait pu simplement parler de croissance verte, de développement durable ou reprendre les poncifs habituels. (Reporterre, 2021_39664)

3. L’économie bleue apparaît par conséquent comme le corollaire maritime d’un autre mythe : le développement durable. (Reporterre, 2021_55303)

En revanche, du côté des débats citoyens, on trouve peu de traces de cette distanciation. Nous n'avons relevé que les deux occurrences suivantes dans le Grand débat et le Vrai débat :

4. Il faudrait d'abord que l'on ai une vraie politique en matière d'environnement et pas un pseudo truc nommé " développement durable " dirigé par les lobbys. (Grand débat, transition_30873)

5. Dans les programmes actuels, aucune mention de la crise écologique, RAS, il ne se passe rien, on ne parle que de développement durable comme si cela fonctionnait. (Vrai débat, éducation_510)

Alors que dans Reporterre, les guillemets faisaient partie des cooccurrents les plus fortement associés (Loglike =145.25), ce n'est plus le cas pour Le Monde d'après

Du côté des équivalents, on constate que soutenable, le calque de l'anglais sustainable, est beaucoup moins fréquent (374), et surtout utilisé en association avec développement (22), dette (19) et croissance (19). Soutenable comporte une dimension évaluative, qui se manifeste surtout à travers des formulations négatives : ne (81), pas (68), difficilement (37), non (14). Cette dimension se manifeste également par ses coordinations avec des adjectifs axiologiques comme juste (6 occ.), serein (6 occ.), sain (5 occ.), et désirable (4 occ.). Les usages dans Reporterre montrent une certaine décroissance le long de la décennie, comme le montre l'évolution des spécificités (qui dénote cependant une légère reprise en 2021) (Figure 2).

 

Figure 2 : Evolution des spécificités endogènes par année de soutenable (corpus Reporterre)

 

Champ sémantique du sobre

La notion de sobriété renvoie à des réalités multiples, à travers des démarches de frugalité, simplicité volontaire, efficacité, zéro-gaspillage, ou encore de « déconsommation ». Le dénominateur commun de ces diverses approches est la recherche de modération dans la production et la consommation de produits, de matières ou d'énergie.

Dans le champ sémantique correspondant, on retiendra des adjectifs comme : simple (14293), doux (2708), lent (2237), modéré (1269), sobre (850), frugal (178), tempéré (140).

Si on regroupe toutes les occurrences de ces adjectifs, on assiste là encore à une polarisation entre Grand débat (Loglike =559) et Vrai débat (Loglike =-465). Cette polarisation est surtout marquée pour simple ; pour les adjectifs doux et lent la spécificité négative du Vrai débat est forte (resp. -85 et -136) mais pas marquée pour le Grand débat. L'interprétation de ce déséquilibre est délicate, ces adjectifs étant très polysémiques. On constate par exemple, dans le Grand débat, 223 coordinations de simple avec un adjectif, pour exprimer des désirs ou des objectifs visés : « de façon simple et directe », « simple et accessible », « simple et efficace », « simples et rapides », etc., tandis que dans le Vrai Débat, de taille comparable, on trouve seulement 38 occurrences de ce type de formulation (Figure 3).

 


Figure 3 : Spécificités des occurrences du champ sobre

 

L'adjectif doux (Figure 4), quant à lui, est impliqué dans de nouvelles nominations concernant les transports. Si l'on considère ses cooccurrences avec mobilité, transport, déplacement, circulation, on voit que l'expression apparaît après 2000 et s'installe progressivement dans le discours de presse, avec un pic en 2012 et un niveau assez élevé depuis 2015. Il s'agit là d'une forme de néologie sémantique, où doux  s’interprète comme 'sans moteur' ou 'moins polluant :

6. Le transport est aussi riche d'un fort potentiel d'économies, tant par des progrès techniques (consommation des véhicules ramenée à 2,5 l / 100 km) que par la limitation de l'étalement urbain et la stimulation des transports « doux » (vélo, véhicules au gaz naturel) et collectifs. (lmdiachro_2010_19_426594).

 

Figure 4 : Evolution des fréquences des cooccurents de l’adjectif doux dans le domaine des transports.

 

Quant à l'adjectif sobre il se maintient autour de 8 occ./M depuis 2000. Il peut s'appliquer à des noms très généraux comme économie (12), société (11), vie (8), développement (5). Il est souvent modifié par en carbone (25), en carburant (27), en énergie (4), et ceci surtout depuis 2010.

7. « accélérer la transition vers des sociétés et des économies résilientes et sobres en carbone. » (Le Monde 2010_2015_1411558)

Son dérivé nominal, sobriété suit la même progression, avec deux principaux cooccurrents adjectivaux : sobriété énergétique (17) et sobriété heureuse (13).

L'adjectif frugal connait lui aussi une forte augmentation en fin de décennie (avec 14 occ./M sur Le Monde 2020 pour moins de 1 occ. /M sur la période 2010-2015). Il est par conséquent très spécifique au corpus du Monde de 2020. Sémantiquement très proche de sobre, il s'applique également à des catégories générales : vie (5), société (5), mais aussi dans un tout autre sens à une certaine politique économique de réduction de la dépense publique de quatre pays européens :

8. A l'inverse, les pays dits « frugaux » - Pays-Bas, Autriche, Suède et Danemark, qui défendent un budget restreint pour l'UE refusaient d'en entendre parler. (Le Monde 2020_167092)

On trouve 3 occurrences de « mode de vie frugal ». Nous nous sommes demandé si ce motif, clairement associé au champ des vertus pouvait se généraliser à d'autres réalisations lexicales. Le Lexicoscope est doté d'un outil « Généralisation », qui permet d'étendre une construction syntaxique donnée à des lexèmes sémantiquement proches. On trouve les expressions suivantes : « mode de vie sain » (9), « mode de vie frugal » (3), « mode de vie efficient|décontracté|rationnel|généreux » (1), « mode de consommation frugal » (1). Du côté de lmdiachro on trouve également « mode de vie économe » (2), « mode de vie sobre » (1), « mode de production économe » (1). On voit que le motif est fréquent, associé tantôt à des vertus morales au sens traditionnel (frugalité, générosité) et tantôt à des qualités positives du champ de l'efficience (économe, rationnel, raisonnable) ou de la santé (sain). L'efficience et la frugalité sont d'ailleurs souvent associées : on compte 29 cooccurrences dans la même phrase de la série économe|frugal|sobre avec la série efficient|efficace|performant|rationnel|raisonnable (Loglike =68,28), et ces cooccurrences sont spécifiques au Grand débat. En voici un exemple :

9. Il ne nous faut pas moins d'état mais plus d'état ! Mais d'un état juste, économe, modeste, moins bavard et plus efficace ... (Le Grand débat_fiscalite_6161)

Par ailleurs, on note que dans ce type de contexte, les expressions « mode de vie » / « mode de consommation » et « mode de production » sont fréquemment interchangeables.

 

Champ sémantique du juste

Le souci de vivre dans un monde plus juste fait intégralement partie des préoccupations écologiques. Sur le plan juridique, en France, le droit de chacun de « vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé » constitue une liberté fondamentale.

Dans ce champ, on retiendra les adjectifs juste, équitable, droit, honnête, impartial, égal, ajusté, équilibré, paritaire … Des lexèmes tels que juste, égal ou droit étant très fréquents et polysémiques, on peut commencer notre recherche par équitable, moins ambigu.

Ce dernier, avec 1607 occurrences, est très spécifique au Grand débat (Loglike =450). Outre la cooccurrence avec procès, il prend son sens le plus fréquent en association avec des noms du champ économique : commerce (101), impôt (20), développement (18), concurrence (17), distribution (16), fiscalité (15), redistribution (13), rémunération (12), produit (10), échange (9), politique (9), taxation (6). On peut donc élargir la recherche en cherchant la cooccurrence de ces noms avec toute la série juste|équitable|droit|honnête|impartial|égal|ajusté|équilibré|paritaire. On trouve 685 occurrences de ces associations, avec une forte spécificité pour le Grand débat (Loglike =385) ainsi que le Vrai débat (Loklike = 45). La recherche de justice dans les échanges commerciaux et la fiscalité apparaît comme un sujet saillant des débats citoyens. Les principales réalisations sont les expressions « fiscalité juste » (147), « commerce équitable » (101) et « impôt juste » (98). En élargissant le champ des collocatifs nominaux, on trouve des termes plus génériques « croissance équilibrée » (22), « développement équitable » (18), « développement équilibré » (10), « économie équitable » (5), « économie juste » (5).

Le premier cooccurrent d'équitable, en termes de fréquence et de Loglike est l'adverbe plus. Quand on recherche le pattern NOM plus équitable, on trouve 143 occurrences spécifiques aux Grand débat (Loglike =54), avec surtout des noms génériques exprimant le partage des richesses et des pénalités : répartition plus équitable (18), partage plus équitable (10), système plus équitable (9), société plus équitable (5), impôt plus équitable (5), sanction plus équitable (4), redistribution plus équitable (4). Plus était également l'adverbe le plus fortement associé à durable (158) et sobre (116). La recherche d'équité, de durabilité ou de sobriété prend sa source dans un constat d'échec de nos sociétés face à ces valeurs.

L'adjectif équitable est par ailleurs souvent coordonné à durable (47 cooc.), et ceci essentiellement dans la presse (de 2010 à 2020), lorsqu'elle relaie les discours issus des sphères politique, économique et médiatique.

10. Contrairement aux libre-échangistes, les socialistes ne croient pas que c'est en abaissant au maximum et au plus vite les obstacles à la libre-circulation des marchandises, des services et des capitaux, que l'humanité connaîtra la croissance la plus forte, la plus durable et la plus équitable. (Le Monde 2010_2015_1470026)

 

Champ sémantique du local

L'écologie réhabilite les notions de localité et de proximité. Les dualismes local / global et hors-sol / terrestre sont proposés pour enrichir, voire redessiner les axes des oppositions politiques. Aujourd'hui, les modes de vie plus soutenables sont amenés à se réinventer autour de ces concepts et à les mettre en pratique.

Le lexique associé est composé des adjectifs local, court, de proximité, proche, régional, départemental, autochtone, indigène, territorial, situé, ancré ...

Avec 25900 occurrences, l'adjectif local représente la plus grande part de ce champ. Il est très fortement spécifique au Grand débat (Loglike =7875). Ses cooccurrents nominaux sont souvent liés à la notion de marché : produit local (397), économie locale (215), production locale (189), marché local (158), producteur local (144), consommation locale (92), agriculture locale (56).

Quelques cooccurrences, à connotation neutre, désignent l'échelle elle-même en tant que catégorie et niveau décisionnel : échelon local (196), acteur local (194), échelle locale (147), démocratie locale (107), ancrage local (93).

L'adjectif proche a un comportement syntaxique différent (c'est un prédicat à deux arguments, qui ne désigne pas une qualité du sujet : X est proche de Y), et se compose assez rarement avec des substantifs nominaux du champ économique, politique et social. Bien que fréquent, on peut l'écarter de notre champ.

L'adjectif, court, dans un sens voisin de local, se réalise surtout avec deux cooccurrents : circuit court (588) et filière courte (37).

Ces cooccurrences s'associent fréquemment avec des verbes exprimant la nécessité de développer cet échelon : privilégier les produits locaux (24), favoriser la production locale (24), favoriser les produits locaux (22), relancer l'économie locale (9), privilégier les circuits courts (8), encourager la production locale (7), soutenir les initiatives locales (6), favoriser les circuits courts (5).

11. « Obliger les supermarchés de réduire leurs prix en mettant en avant les producteurs locaux grâce à des aides ou réduction d’impôts, si ils jouent le jeu ». (Le Grand débat_fiscalite_42715)

 

Champ sémantique du commun

Les préoccupations environnementales actuelles conduisent à regarder la planète et ce qui la rend habitable (l'air, l'eau, le sol vivant, la biodiversité, l'équilibre du climat…) comme notre bien commun. Plus globalement, suite aux travaux d'Elinor Ostrom (1990), la notion de « communs », à la fois complexe et polysémique, tend à désigner une ressource partagée, qui peut être naturelle, numérique, technique, sociale … gérée par une communauté, qui est liée par son intérêt envers la ressource et s’accorde sur une gouvernance fixant démocratiquement des règles collaboratives. Pour Dardot  & Laval (2014), « [l]e commun est à penser comme co-activité, et non comme co-appartenance, co-propriété ou co-possession ».

Dans le lexique des adjectifs qui renvoient à la qualité du commun (être partagé avec d'autres), nous trouvons : commun, partagé, solidaire, inclusif, participatif, citoyen. Nous avons commencé par sonder solidaire (3095), moins fréquent mais moins ambigu que commun (13 564). Le mot solidaire est spécifique au Monde 2020, à la Convention mais aussi au Grand débat (Loglike =55), et moins représenté dans le Vrai débat (-23) et la Presse 2020-2015.

Solidaire s'associe principalement à transition (237), économie (303) et à écologique (82), cette dernière étant principalement due à l'expression « transition écologique et solidaire ». Cette formule politique, associée au porte-feuille ministériel de Nicolas Hulot en 2017, puis d'Elisabeth Borne, n'a pas de variante dans le corpus du Monde d'après, mais on en a trouvé des germes dans le corpus du journal Reporterre : « structures écologiques et solidaires » (en 2008), « société plus écologique et plus solidaire » (en 2011) « alternative écologique et solidaire » (en 2012 et 2016), « refondation écologique et solidaire » (en 2013). Il est intéressant de voir comment la sphère politique emprunte ses éléments de langage aux milieux militants, pour en faire un affichage institutionnel.

Nous avons par ailleurs examiné l'évolution des adjectifs participatif, inclusif et partagé sur la décennie dans le corpus lmdiachro (Figure 5).

 

Figure 5 : Evolution des adjectifs participatif, inclusif et partagés entre 2010 et 2019 (corpus lmdiacho 2010-19) en fréquence par million.

 

On constate que participatif connaît un pic en 2017 avant de refluer à un niveau légèrement supérieur à celui de 2010, tandis que inclusif connaît une nette progression à partir de 2015.

Ces fluctuations peuvent s'expliquer par le succès de nouvelles collocations : démocratie participative, financement participatif, budget participatif, écriture inclusive, etc.

Quant à partagé, il connaît une chute en 2015 puis un pic en 2016 avant de redescendre à un niveau tout de même très supérieur à celui du début de la décennie – il faut néanmoins tenir compte du fait que cet adjectif ambigu est très polysémique.

 

Le champ éthique : autres adjectifs fortement axiologiques

Pour finir cette étude sur corpus, nous nous sommes intéressés à quelques adjectifs axiologiques, désignant intrinsèquement des qualités morales, positives et désirables : éthique, responsable, vertueux, positif, raisonné, exemplaire. Ces adjectifs constituent un champ plus abstrait et plus générique que les précédents.

Au plan diachronique, on constate une montée en puissance de responsable (9129) de plus en plus fréquent tout au long de la décennie. On peut imputer cet accroissement à de nouveaux cooccurrents liés à la sphère politique, commerciale et financière : marketing responsable (74), investissement responsable (117), gestion responsable (77), développement responsable (71), service responsable (102), achat responsable (47), consommation responsable (53), finance responsable (33).

Il apparaît comme très spécifique au Grand Débat (Loglike =527) et sous spécifique au Vrai Débat (-136), dans un antagonisme qui rappelle la distribution de durable et de simple.

L'adjectif éthique (1408) est spécifique à la presse récente (Le Monde 2018-2019 et 2020) mais sous-employé dans la presse de 2010 à 2015 et surtout dans le Vrai Débat (Loglike =-9). Fait notable, le cooccurrent le plus fortement associé est la conjonction et (124). Tout comme durable et équitable, éthique apparaît très souvent en binôme : éthique et politique (21), éthique et responsable (9), éthique et moral (8), éthique et déontologique (7). Le deuxième adjectif joue un rôle de précision et de renforcement du premier (p. ex. « code éthique et moral »), ou bien spécifie une dimension complémentaire (p. ex. « questions éthiques et sociales »).

L'adjectif raisonné (459) est également spécifique au Grand Débat (Loglike =343) qui contraste encore avec le Vrai Débat (-1), et surtout avec la presse du début de la décennie (-48), du fait de sa fréquence croissante tout au long de la décennie. Il s'associe en premier lieu à agriculture (96) puis consommation (37).

Enfin, vertueux (1317) présente un profil très similaire aux deux autres : très spécifique au Grand Débat (Loglike =313), sous représenté dans la presse de 2010-2015 (Loglike =-35). Il s'applique plus souvent à des noms abstraits tels que comportement (88), pratique (27) ou dynamique (14), mais aussi à des notions économiques comme produit (15), entreprise (15), transport (4), production (4) ou croissance (4).

 

Discussion

L’axiologie positive s'invite dans les discours de l'écologie par le biais du désirable. Consommation responsable, décroissance heureuse, économie juste, transports doux … ouvrent des horizons d’action, en accommodant parfois des mondes que l’on pensait incompatibles ou irréconciliables. Les nouvelles pensées de l’écologie mettent au jour le potentiel des dynamiques de transformation fondées sur l'interdépendance et la solidarité.

12. […] il est urgent de reconstruire une nouvelle société, résistante aux crises à venir. Elle passera inévitablement par une économie plus juste, fondée sur des modes de production bio et agroécologiques, des échanges équitables, une consommation consciente (Reporterre 2020).

13. Accélérer la mutation du secteur financier vers une finance durable (Convention),

L'importance accordée à certains concepts se manifeste en particulier par leur présence dans les titres (d'articles, de sections, d'ouvrages…). Il est à noter que le format court des titres s'accorde avec l'emploi des tournures téléonomiques (exprimant une finalité) ou programmatiques (plan, feuille de route, mesure, solution …) précédant la nomination.

14. A la recherche de l’économie sobre ; Économies d’énergie : les mesures pour une société vraiment sobre ; le commerce équitable, feuille de route pour une société plus juste ; « Le jour d’après » : citoyens et députés proposent des solutions pour une société plus sobre et solidaire ; manifeste pour une relocalisation écologique et solidaire.

Cette évolution des terminologies met au jour une forme d’illusion (perceptible dans les médias grand public, notamment) de la pureté des catégories et de la permanence des cloisonnements. Les nominations que nous avons étudiées en réintroduisant les valeurs au sein même de la vie publique, économique et sociale, chamboulent les ontologies établies, faisant bouger les catégorisations et les frontières entre notions.

Ce tournant dans la manière de formuler son projet de société ne va pas sans difficulté. Sur le plan référentiel, l'appréciation de ce qui peut être dit durable, doux, équitable ou sobre ne va guère de soi, et pose un épineux problème de dénotation référentielle pour les catégories concernées.

La méthode d'analyse des nominations émergentes que nous proposons permet d'aborder cette question grâce à l'interprétation des indices d'élaboration laissés « en surface » du texte. L’instabilité des nominations émergentes tout comme l’inadéquation des expressions disponibles à dire la réalité voulue, conduisent les locuteurs à employer des procédés discursifs d’ajustement (complémentation, élaboration, reformulations, illustrations …), repérables dans les discours par des indices, souvent cumulés, tels que guillemets, commentaires métadiscursifs, reformulations, enclosures, énumérations. C'est donc véritablement un processus discutatoire que nous cherchons et parvenons à saisir dans le détail des procédés énonciatifs déployés.

La difficulté à nommer précisément implique un recours fréquent à la citation et à l'énumération, à des fins d'explicitation. On trouve, dans un rapport préparatoire de la Convention l'exemple suivant :

15. Entre autres types de consommation collaborative, on peut citer l’autopartage, le covoiturage, le prêt d’argent entre particuliers, l’hébergement entre particuliers (gratuit, payant ou via échange d’appartements) ou encore le mouvement des Incroyables Comestibles (Incredible Edible), dont le principe est de planter, dans un espace public ou sur son rebord de fenêtre, des fruits et légumes qui peuvent être cueillis par tous. (Reporterre, 2013)

16. L'économie circulaire contribue aux changements de modèles économiques en incitant à passer d'une économie linéaire (extraire, fabriquer, consommer et jeter) a une économie circulaire, constituée selon l'ADEME par la consommation responsable, l'écoconception, l'économie de la fonctionnalité, l'écologie industrielle et territoriale, le réemploi, la réutilisation et la réparation, le recyclage, l'approvisionnement durable. (Convention_256)

Si la circularité est explicitée, les notions de « consommation responsable », « d'écoconception », « d'approvisionnement durable » ne le sont pas, sinon par leur convergence dans l'accumulation. On retrouve les mêmes éléments de langage dans les discours citoyens, très souvent sous la forme d'énumérations :

17. Approche écologique familiale : transport en commun, tri sélectif, choix des produits alimentaires (circuits courts, produits frais ...), compost, consommation responsable, développement de l'apiculture amateur ... (Le Grand débat_transition_5798).

18. Recyclage, consommation responsable, circulation automobile réduite, consommation de produits locaux et écoresponsables, économies d'énergie. J'ai déjà pris ces dispositions, à mon échelle, je ne vois pas quoi faire de plus. (Le Grand débat_transition_8378).

Ce dernier exemple est éclairant : on voit comment la reprise du discours sur l'écologie peut être vécue comme une série d'injonctions orientées vers les individus. En tant que telles, ces injonctions manifestent un « discours autre », qui, même s'il est assumé au niveau des nominations (qui ici ne sont pas remises en question), reste problématique en tant qu'il cible des individus alors qu'il devrait cibler une autre « échelle » de l'organisation sociale.

Les prises de distance sont fréquentes dans le discours militant que l'on trouve, par exemple, dans le corpus du magazine Reporterre :

19. Engagements des banques et des organisations internationales à « verdir la finance en faveur de l’économie durable », speech écolo de Bill Gates … (Reporterre, 2018)

20. Il suffit qu’une boîte dise, « Voilà j’ai un plan un peu vert », et on va appeler cela « finance durable ». (Reporterre, 2021)

L'adjectif axiologique adjoint à un substantif forme une nomination par ajustement. Cela engendre une forme de tension critique et polyphonique entre le référent et son qualificatif. En effet, de par l'emploi de ces nominations qualifiées, leur cibles consommation, finance, développement, croissance, économie … sont implicitement jugées irresponsables, déraisonnables, et non vertueuses. Cette critique implicite se manifeste notamment par la cooccurrence fréquente avec l'adverbe plus.

21. Tri des déchets, consommation plus responsable (limiter les emballages), consommation bio (même si cela reste cher), limitation du gaspillage. (Le Grand débat_transition_36009]

22. Adaptation du mode de transport, jardinage plus responsable,consommation plus raisonnée. (Le Grand débat_transition_11101)

23. « Nous voulons que le jour d’après soit différent du monde d’avant : plus juste, plus solidaire, plus respectueux de l’environnement, plus démocratique. ». (Reporterre, 2020)

Les discours de valorisation n'échappent pas à des conflits écologiques et à la coexistence des valeurs incompatibles ou incommensurables. La valorisation du local, par exemple, n'est pas en soi une garantie d'attitude vertueuse. Car cette attitude peut traduire une réaction de protection et de repli, défensive et réactionnaire, (désir de l’appartenance, de l’identité forte, des frontières…). Comme le souligne Bruno Latour, « le Local relooké n’a pas plus de vraisemblance, n’est pas plus habitable que la mondialisation-moins » (Latour 2017).

Les questions de recherche sous-jacentes restent nombreuses. Quels procédés linguistiques permettent de distinguer les expressions simplement synonymes des paradigmes qui introduisent des nuances de sens réellement significatives (et conduisent à une sous-catégorisation notable) ? Comment identifier ces nominations porteuses de sens nouveaux, et les distinguer de celles qui servent de manière opportuniste de slogans opacifiants ? Certaines d’entre elles passent des domaines spécialisés au vocabulaire courant, où leur signification tend à se doter de sens nouveaux. La compétence linguistique seule ne suffit pas pour statuer sur la nouveauté des concepts et leur degré d'ambiguïté. La connaissance experte des domaines, dont le spectre est à l'évidence particulièrement large, s'avère en règle générale indispensable.

 

Conclusions

Les mots sont les vecteurs indispensables à l’élaboration des idées. Ils construisent des représentations et les représentations génèrent (ou freinent) des actions. L’intérêt pour le langage et les discours de l’écologie se manifeste aujourd’hui de plusieurs manières et de façon récurrente. Dans les espaces de communication grand public notamment, blogs, tribunes, articles et ouvrages interrogent les mots et les habitudes discursives, en formulant avertissements, critiques, recommandations … Le rôle efficient et perlocutoire du verbal est souvent mis en avant. Pour certains, il est nécessaire de changer les mots pour transformer les choses. Selon d’autres, « on en a plein de mots sur l’écologie, mais on n’a pas le récit » (Bonnefille, 2016).

Si les mots de l'écologie disent notre perception de l'état du monde, la gravité et la rapidité des transformations et l'urgence d'agir précipitent les créations et les ajustements langagiers. A l'évidence, les éléments du langage développés, particulièrement quand ils comportent les adjectifs durable, soutenable, responsable, vertueux ou encore vert sont à considérer en contexte et avec précaution. Les turpitudes des lexiques écologiques jargonnants qui « induisent une euphémisation des problèmes et encouragent la mollesse des réactions » ont été signalées avec pertinence et fougue par Dominique Bourg (2015). « Au moment où des mots comme durabilité ou résilience sont pervertis par les intérêts industriels, nous avons besoin d’un langage difficile à corrompre, de bombes conceptuelles secouant les schémas anciens », martèle l’anthropologue australien Glenn Albrecht (2019).

Les pensées de l’écologie bénéficient aujourd’hui d’une nouvelle visibilité et d’un écho grandissant. Il devient alors intéressant de pouvoir observer comment la culture écologique se construit et se diffuse dans la société. Quels sont ses thèmes de prédilection, ses socles conceptuels, ses points d'achoppement, ses angles morts ? Assisterions-nous véritablement, comme l'annoncent certains, à une recomposition des connaissances et des pratiques, comparable à celles de la Renaissance et des Lumières ? Parvient-elle à fertiliser réellement les imaginaires politiques ?

Ce que montrent clairement nos différents corpus, c'est à quel point la langue devient un terrain d'affrontement politique, quand il s'agit de véhiculer une pensée de la complexité (inhérente à toute approche systémique) : la pression est forte pour transformer les nominations en slogans, et de « verdir » le champ politique grâce à l'accumulation des qualificatifs vidés de leur contenu critique, tel que durable ou raisonné. Le succès de telles nominations dans le débat public reste ambivalent : d'une part, à travers les contributions citoyennes des corpus de débat, on voit que les citoyens les reprennent volontiers à leur compte, et savent leur donner sens dans le concret de leur vie quotidienne ; mais d'autre part, au plan institutionnel et politique – et plus encore dans le monde économique –, il y a fort à craindre que ces dénominations participent de ce qu'on nomme parfois de l'écoblanchiment ou greenwashing. D'où un désarroi partagé par nombres d'individus, avec le sentiment souvent exprimé que leurs efforts sont vains tant qu'ils ne concernent que l'échelle individuelle.

En partant des mots et des expressions, de la langue donc, il est possible d'interroger les systèmes de représentations en matière d'écologie (de transitions, de relations au vivant …). Grâce à des explorations outillées de corpus longitudinaux, nous sommes en mesure de déceler les évolutions dans la manière de saisir les objets décrits, et ce faisant, d'approcher les transformations en cours. L'apport principal de notre approche, fondée sur le TAL et l'analyse de discours outillée, est de proposer une démarche de veille, enrichie progressivement grâce à la constitution de vastes corpus et au développement de nouvelles méthodes. Très prochainement, nous prévoyons de tester, dans le Lexicoscope, l'intégration de vastes modèles de langage[7] permettant la prédiction contextuelle des mots, afin de détecter précocement les usages « imprévus », qui dénotent probablement l'émergence de sens nouveaux.

 

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[1]Cet indice statistique non paramétrique a été introduit en textométrie par T. Dunning, en 1993, afin de mesurer l’écart entre la distribution homogène théorique d’un terme au sein de deux sous-corpus, et la distribution effective observée. Il est assez proche, dans ses résultats, d’un test de Chi2.

[2]https://levraidebat.org/

[3]http://phraseotext.univ-grenoble-alpes.fr/lexicoscope_2.0. Le corpus est interrogeable mais pas téléchargeable, pour des questions de respect du droit d'auteur.

[4]La définition écologique de la durabilité provient du rapport Brundtland (rédigé en 1987) définissant le développement durable comme l'objectif de développement compatible avec les besoins des générations futures

[5]Désormais, quand nous donnons des fréquences sans plus de précision, il s'agira de fréquences absolues dans le corpus Le Monde d'après.

[6]Nous indiquons la référence au numéro de phrase identifié dans le corpus du Lexicoscope.

[7]Des modèles transformers, similaires à ceux qui sous-tendent un outil tel que ChatGPT.

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